Pourquoi voir ou revoir Pierre Bonnard ? Ses toiles sont dans notre œil, elles font clairement partie de notre iconographie commune. Alors pourquoi se rendre à la Tate Modern de Londres ?
C'est la première exposition importante dédiée à Pierre Bonnard au Royaume-uni depuis 20 ans. Près de 100 œuvres majeures de cet artiste français tant aimé sont à voir à la Tate Modern en un festival de couleurs, un régal et un moment de grâce pour le cœur et les yeux. Pourquoi y aller, alors que des reproductions de ses œuvres se trouvent déjà sûrement sur un mug dans votre armoire, un aimant sur votre frigo ? Parce que la proximité physique avec l'œuvre, si chargée du geste du peintre et des milliers de regards qui s'y sont posés, si chargée de sa propre histoire matérielle, offre une joie profonde. Rien ne vibre autant que l'œuvre elle-même et il fait bon s'en approcher pour se dorer le cœur et l'âme.
La Tate Modern offre au regard quatre décennies de la carrière de Bonnard (Fontenay-aux-Roses 1867 - Cannet 1947), de l'émergence de son style unique en 1912 à sa mort en 1947. Ses paysages vibrants, les vues d'intérieurs et scènes domestiques intimistes racontent ses formidables et si personnelles recherches de coloriste mais aussi sa vie. Sa compagne Marthe est le personnage central de ses compositions. Marthe de Méligny, compagne puis épouse, 24 ans après leur rencontre - s'appelle en fait Maria Boursin et est issue d'une modeste famille du Berry. Bonnard connaîtra sa vraie identité lors de leur mariage en 1925. On voit dans l'exposition quelques séries de photographies où elle et lui posent nus dans un jardin luxuriant : corps blanc évanescent entouré de feuillages sombres. On voit aussi des photographies d'elle à sa toilette, en écho de la toile Nu accroupi au tub (1908). Bonnard peindra sa compagne tout au long de sa vie, toujours avec la même silhouette de jeune fille, sans aucune marque du temps qui passe.
Marthe reste aujourd'hui une énigme pour les biographes du peintre. Malade, dépressive, on lui prescrit de prendre de nombreux bains. Dans toutes les maisons que le couple occupe (Normandie, Saint-Tropez, Saint-Germain-en-Laye...), il faut un coin pour l'atelier du peintre et une salle de bain moderne où Marthe peut prendre plusieurs bains par jour. L'exposition présente de nombreuses scènes de bain, toutes extrêmement troublantes : la joie vibrante de la riche palette de couleurs semble à l'opposé de la scène représentée : un corps immobile, trempant dans l'eau ou sortant du bain, le visage toujours masqué ou détourné. Un corps mince, blanc, presque fantomatique.
Les peintures d'intérieurs sont presque toutes des chambres avec vue. Une table, un fauteuil et, sur plus de trois quarts de la toile, une fenêtre avec vue sur un jardin luxuriant. Cette composition théâtrale : avant-scène + décor arrière se répète au fil des peintures de l'artiste. Elles racontent l'intimité, la douceur du quotidien, mais aussi l'échappée, la respiration qu'offre le paysage. Comme une métaphore d'une vie confinée - on raconte que Pierre et Marthe Bonnard ne sortaient pas beaucoup - qui tient grâce à l'ouverture vers cette nature encensée par les couleurs, la touche et la patte du peintre. C'est une interprétation, bien sûr, et il sera intéressant de lire à ce sujet la biographie L'indolente : le mystère Marthe Bonnard, de Françoise Cloarec (J'ai Lu).
D'autres scènes d'intérieur sont un ravissement : Le café (1915), avec ce petit chien qui pose les deux pattes avant sur la nappe à carreaux rouges, La salle à manger à la campagne (1913), où l'on voit une table à la nappe blanche en premier plan, une large fenêtre et une porte ouverte sur un jardin, la silhouette rouge d'une femme et... deux chats. La Fenêtre (1925) présente quelques livres, un flacon d'encre, une plume et une feuille blanche en attente d'une lettre à écrire.
Une des salles est réservée à cinq chefs-d'œuvre dont on a supprimé l'encadrement pour l'occasion. Le châssis est directement posé sur le mur. Splendide occasion de voir des détails qui racontent la genèse du tableau ! Bonnard punaisait la toile directement sur le mur de son atelier et ne la mettait sur châssis que finie. On voit les bords de la toile de lin. La patte virevoltante, joyeuse de Bonnard. La palette lumineuse, les jaunes étincelants, le rouge vif s'y déploient en un hommage puissant à la vie. C'est quand il peint son autoportrait que l'artiste dévoile une part plus sombre de lui-même. Autoportrait (1938) le présente en reflet dans un miroir, le visage dans l'ombre - qu'il choisit de représenter avec un rouge carmin, comme enfoncé dans ses pensées. Une expo must-see à filer voir avant le Brexit !
Pierre Bonnard
The color of memory
Tate Modern
Londres
Jusqu'au 6 mai
https://www.tate.org.uk
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Fondatrice
Voir et regarder l’art. Puis transformer en mots cette expérience première, qui est comme une respiration. « L’écriture permet de transmuter ce que l’œil a vu. Ce processus me fascine. » Philosophe et sculptrice de formation, elle a été journaliste entre autres pour L’Echo, Marianne Belgique et M Belgique. Elle revendique de pouvoir écrire dans un style à la fois accessible et subjectif. La critique est permise ! Elle écrit sur l’art, la politique culturelle, l’évolution des musées et sur la manière de montrer l’art. Elle est aussi artiste. Elle a fondé le magazine Mu in the City en 2014.
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