L'album de famille de Pierre et Gilles

Gilles Bechet
01 juin 2023

De retour à Bruxelles après leur grande rétrospective au Musée d'Ixelles en 2017, le duo d'artistes présente une sélection de leurs travaux récents chez Templon. Jusqu'au 15 juillet.


Pousser la porte du studio de Pierre et Gilles, c'est entrer dans un monde merveilleux où le soleil n'arrête pas de se coucher, la mer de scintiller, les peaux de se satiner, les yeux de briller, les larmes de couler et les fantasmes de se sublimer. Depuis une quarantaine d'années qu'ils font des portraits ensemble, le duo garde la même approche du travail artisanal. L'enfer, le paradis, la mer, le ciel, la religion, c'est tout un vocabulaire pictural scintillant qu'ils ont affiné et dont ils jouent. Derrière les paillettes et les colifichets, il y a, pour ceux qui posent, l'envie de se montrer, de jouer sur les apparences et de sortir de l'entre-soi. Il y a aussi un enjeu politique dans l'affirmation d'une identité positive et décalée qui bouscule les catégories de genre hétéronormées.


Une évolution

Dans le monde de Pierre et Gilles, le temps n'a pas de prise. Rien ne change ou si peu, même si les rumeurs et les effluves de l'extérieur parviennent toujours à s'infiltrer sous la porte du studio. « C'est une évolution, mais il n'y a pas de coupure. On n'a jamais l'impression de se répéter. Avec chaque modèle, c'est une nouvelle aventure », précise Pierre. Rançon de la notoriété, célébrités ou anonymes viennent sonner à la porte ou faire vibrer les réseaux sociaux de Pierre et Gilles pour basculer dans leur monde enchanté et figurer dans leur album de famille.

Et puis il y a des rencontres comme celle de Bogdan, le jeune mannequin ukrainien dont l'image dans un écrin de fleurs, un coquelicot sur le cœur, a donné le titre et les couleurs de l'expo qui résonne avec l'actualité.

Dans cette galerie de portraits, il y a aussi Sophia Lang, une jeune styliste qui dessine des vêtements inclusifs et qu'ils ont découverte sur Instagram. « On lui a proposé de poser avec des phallus en peluche. On a eu un peu peur de sa réaction, mais elle a trouvé l'idée très drôle. »

Certains reconnaîtront aussi le philosophe Paul B. Preciado ou le comédien Tahar Rahim dont on ne sait pas trop s'il est un cosmonaute ou un scaphandrier. « On improvise beaucoup. Au départ, on pensait à une image de cosmonaute avec la Terre en arrière-fond, puis au fur et à mesure, on a ajouté des éléments marins, un navire, des filets. » Il y a d'heureux hasards comme dans la photo des jeunes gens, Pierre et Filip, dont la couleur des cheveux s'accordait merveilleusement avec celle des filets trouvés sur le port du Havre.


Garçons de mauvaise vie

Le soin des détails les pousse à réaliser eux-mêmes le cadre raffiné, à chaque fois différent, qui est la cerise sur le gâteau de l'image. Pierre et Gilles s'amusent régulièrement à l'exercice de l'autoportrait, avec lequel ils osent des choses qu'ils ne s'autoriseraient pas avec leurs modèles. Dans ces images moins lisses et plus grinçantes, ils jouent volontiers les garçons de mauvaise vie ou des gens de peu. Un de ces images les montre en Gopniks, voyous à la mode russe ou ukrainienne, accroupis devant une cage d'ascenseur dans une position qui viendrait des prisonniers soviétiques qui ne voulaient pas s'asseoir sur un sol gelé.

Sur le deuxième autoportrait, Gilles, en Gilet jaune, pousse un vieux landau débordant de sacs fatigués flanqué d'un Pierre en casquette de gavroche, clope au bec et blouson de cuir, prenant la pose avec Toto leur chien. « Je suis touché de voir ces gens qu'on croise en banlieue à marcher seuls trimbalant leurs maigres avoirs avec eux. Sur cette photo, on ne sait pas ce qu'il y a dans les sacs, ni si ces types sont gentils ou méchants. Et c'est ça qui nous plaît », précise Pierre.
 

Pierre et Gilles
Les couleurs du temps
Templon
13A rue Veydt
1060 Bruxelles
Jusqu'au 15 juillet
Du mardi au samedi de 11h à 18h
www.templon.com

Gilles Bechet

Rédacteur en chef

Il n’imagine pas un monde sans art. Comment sinon refléter et traduire la beauté, la douceur, la sauvagerie et l’absurdité des mondes d’hier et d’aujourd’hui ? Écrire sur l’art est pour lui un plaisir autant qu’une nécessité. Journaliste indépendant, passionné et curieux de toutes les métamorphoses artistiques, il collabore également à Bruzz et COLLECT