Les images enchantées de Pierre Moreau

Vincent Baudoux
04 septembre 2020

La toute belle exposition Pierre Moreau chez Seed factory, suspendue par le Covid-19 quelques jours après son vernissage début mars, est prolongée jusqu’à la mi-septembre au moins, pour autant que les conditions de la loi et sanitaires soient respectées. Un finissage est prévu le jeudi 17 septembre, en présence de l’artiste.

Deux volets bien distincts composent l’exposition, une rétrospective de sa longue carrière professionnelle, et, bien différente, sa production actuelle. Pierre Moreau a d’abord été un des meilleurs photographes de son temps, et, mission accomplie, il travaille désormais en toute indépendance, hors de toute contingence, pour son seul plaisir.

L’apprentissage d’une vie

Professionnellement, Pierre Moreau a été actif dans bien des domaines. Il s’est fait connaître au début des années 1960 lorsque Maurice Béjart accepte avec bienveillance que le jeune étudiant en photographie s’aguerrisse lors des répétitions du Ballet du XXe siècle. Le résultat est si probant qu’il ne faut pas longtemps pour que Pierre Moreau devienne le photographe officiel de la Commission Européenne. On lui doit ainsi des centaines de clichés, désormais inscrits dans la mémoire collective, des figures politiques et mythiques qui ont façonné notre Histoire tels Paul-Henri Spaak, Willy Brandt, François Mitterrand, entre autres. Conquise, la princesse Paola se déplace en personne au petit studio du 23 Galerie de la Reine à Bruxelles (que Pierre Moreau loue avec quelques autres jeunes photographes). Il en résulte des clichés de rêve où la jeune femme se révèle au meilleur de sa beauté glamour, la prise de vue et l’éclairage lui donnant le statut d’une moderne madone peinte par Raphaël. Charmée, sa petite famille — avec les futurs rois Albert II, et Philippe, gamin encore — prennent ensuite la pose devant l’objectif. Pierre Moreau rencontre Olivier Strebelle en 1965, en naît une amitié de plus d’un demi-siècle mémorisée par plus de quinze mille clichés de l’œuvre sculptée et de son créateur. Ces photographies devenant incontournables, différentes, d’une qualité irréprochable… et très belles, le monde de la publicité s’arrache leur auteur afin de valoriser les grandes marques.

Bien avant Photoshop

Ceci, d’autant que le photographe excelle à réaliser les images les plus redoutables et impossibles. Tout est dans la mise en scène, le trucage (ce que les Américains appellent le make believe) invisible au résultat final. Une illusion, parfaite, avec les moyens du bord autant que l’exploitation de la technologie à son plus haut niveau. Plusieurs documents de l’exposition montrent cet envers du décors. Si la mode sur le continent est alors à l’importation de photographes anglo-saxons, de leur côté Anglais et Américains s’arrachent les services de celui qui va au bout de ses idées sans jamais lésiner sur les moyens, allant jusqu’à construire un studio de prise de vues sur mesure en fonction du sujet à photographier ! Ces longues années de trouvailles sous les spots médiatiques ont engendré un métier aussi unique que précieux, inventant des choses jamais vues jusqu’alors. Une image est dite irréalisable ? Qu’importe, Pierre Moreau le fait, bien avant l’arrivée des logiciels Photoshop ! N’est-ce pas le propre de l’artiste ? Le virtuose aurait pu en rester là, et profiter d’une paisible retraite à siroter un café en mangeant des gaufres au bord de mer, ou se balader dans l’humus des bois.

Le grand air

Aujourd’hui, l’homme prend le large, et s’offre le grand air, au propre comme au figuré. Finie l’atmosphère électrique des studios, son stress, son temps compté, ses artifices et ses leurres. Il dévisse, débranche, appareille, lève l’ancre. La vraie vie, en direct. Les plages et les forêts sont parmi les grands spectacles de ce monde, gratuits, sans avoir besoin de courir à l’autre bout de la planète pour s’en émerveiller. Chaque année, des millions de photographies en sont prises qui, finalement, se ressemblent parce que liées aux technologies standardisées à la disposition du grand public. Mais, il va tout autrement lorsque l’artiste dispose du désir, du regard, de la maestria. Il en va ainsi pour Pierre Moreau qui a passé le plus clair de son temps à valoriser les objets par un effet de focalisation, et qui aujourd’hui fait l’inverse. Avec ses plages et ses feuillages, l’individualisation n’a plus cours, mais la foultitude des grands nombres. Même lorsqu’il n’y a rien ou personne, il reste toujours quelque reflet, une variation lumineuse imprévue, de forme, un mouvement accidentel, etc. Il y a quelque chose de Turner dans ces images, voire de Nicolas de Staël ou Jackson Pollock ! Toujours un généreux épandage de signes anonymes. La réalité de la nature dépasse les fictions humaines. Du contrôle absolu on est passé au hasard bienveillant que seul l’oeil exercé peut anticiper, que seule l’expérience technique d’une vie peut rendre visible : voilà l’enchantement de ces images d’exception.

 

Pierre Moreau, rétrospective et travaux récents
Seed Factory
19 avenue des Volontaires (métro Pétillon)
1160 Bruxelles-Auderghem
Jusqu’au 17 septembre.
Du lundi au vendredi de 10h à 17 h
Finissage le jeudi 17 septembre dès 19 h.
Entrée gratuite
www.seedfactory.be

Vincent Baudoux

Journaliste

Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.

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