Poupées et tabous clashent

Eric Mabille
08 avril 2016

La mode est aux tabous dans nos galeries et nos musées. Mais à côté des propositions un peu faibles voire édulcorées, l’exposition Poupées et Tabous, à la Maison de la Culture de Namur, rue dans les brancards et questionne nos propres limites. Les poupées n’ont jamais quitté le champ de l’art contemporain. Détournées en projets artistiques, elles affichent cash leurs propositions transgressives. Loin d’imiter la nature, par-delà les simulacres, les voilà exposées au regard de tous à travers les propositions de 14 artistes. Entre réflexion et étrangeté parfois dérangeante, un dialogue se construit avec les interdits.

En convoquant la poupée hors du champ de l’enfance, l’artiste évoque nos grands débats actuels : perversions sexuelles, chirurgie esthétique, génétique et clonage, identités transgenres, multiculturalisme et mutation familiale. L’exposition décide d’emblée de ne traiter que du corps transgressif. Jouet transitionnel et traditionnel par excellence, la poupée change de statut sous d’autres cieux où, mue en talisman, elle prend part au réel pour mieux l’incarner. De pupa, petite fille, en passant par jeune fille au physique agréable, la poupée s’inscrit dans la thématique du corps. Mannequin dans la mode, modèle dans l’art. Souvenons-nous des poupées dadaïstes de Hanna Höch et de Sophie Taeuber Arp ou de la poupée réplique d’Alma Mahler du peintre Oskar Kokoschka.

Dans la pénombre, les Filles artificielles de Hans Bellmer, démembrées, désarticulées, recomposées en d’obscurs objets de désir. Evocation toujours borderline, presque sadique qui fait de ces fantaisies anatomiques sans visage le reflet d’une perception phallocentrique dominante et violente.
Erotisme fétichiste et sadomasochiste chez Pierre Molinier avec ses silhouettes accessoirisées, photographiées, découpées et photomontées en assemblages tantriques et symétriques posant sur fond de velours d’un boudoir imaginaire.

 

Corps féminin torturé


Niki de Saint Phalle, dans les années 1960, animera ce corps féminin condamné à l’immanence. Dans ce cœur, presque mortuaire, elle ironise sur les arts décoratifs souvent considérés comme mineurs et féminins, en un patchwork confus de poupées, bouquets, broderies et décorations de table. Accumulation de jambes et de bras de poupées jetées en vrac dans une boîte en verre chez Arman, déchets de la culture industrielle pour témoigner d’une réalité violente. Cindy Sherman déconstruit un genre féminin, piégé dans les stéréotypes. S’emparant du voyeurisme, elle restitue sur photo la brutalité de ce regard violeur sur des corps hyperérotisés ; une esthétique du non désirable qui nous montre son derrière béant et vient casser toute érotisation et envie voyeuriste.

Année 1951 et la fameuse Barbie avec son corps d’adulte sexué à la plastique irréelle. Adulée par les enfants, alors que, outrées, les féministes critiquent le succès commercial de Mattel. Olivier Rebufa en fera sa partenaire idéale, se mettant en scène dans un simulacre de vie d’amour plastique où l’homme devient poupée de son idole ; union non fertile empreinte d’une certaine mélancolie de ce monde qui ne s’approche qu’en surface. Travail plus pop chez Pascal Bernier où des jouets miment le monde des adultes avec indécence et ironie. L’artiste érotise et sacralise ce qui est caché pour mieux le révéler. Alors que ces poupées mangas dévoilent leurs sous-vêtements, d’autres, un peu plus loin, accomplissent leur révolution digitale en se changeant en avatars cybernétiques.

 

 

Clonage et chirurgie


Les années 1990, l’avènement de la chirurgie esthétique et du clonage... Dans une perspective nihiliste, les frères Dinos et Jake Chapman nous proposent leurs poupées mutantes et leurs défigurations anatomiques. Expérimentation sans restriction ni éthique. Esthétique de l’abject qui retire à l’enfance son innocence. Les poupées de l’Américaine Melissa Ichiuji attirent autant qu’elles révulsent. La transparence de leur peau nylon laisse entrevoir entrailles rembourrées de matières variées et pulsions cachées qui déforment leurs corps.

Dans les années 1970, l’artiste belge Marianne Berenhaut évoque le corps féminin éprouvé par le labeur des tâches répétitives dans ses Poupées poubelles. Ces matrices remplies de rebus du quotidien inversent la perspective du corps désiré pour mieux en suggérer la fragilité. Expression d’un familier angoissant lourd de sa mémoire. Pascale Marthine Tayou réunit la statuaire rituelle emblématique africaine et l’élégance du cristal de Toscane, communion du raffinement et du primitivisme qui tend vers une certaine forme d’universalité. Alice Anderson pose la question de la mémoire ; démarche qui la fait momifier des objets archivés, parés de fil de cuivre pour l’éternité. Ainsi gît pour la postérité une poupée affranchie et dépossédée de sa forme humaine.

Les artistes déshabillent de son innocence et toute moralité celle qui aura rompu avec le monde de l’enfance pour celui des adultes. Elle s’est prise au jeu, s’abandonnant aux désirs mimétiques des uns et aux perversions des autres. Objet de transgression, la poupée devient le réceptacle de nos transferts, femme-objet, matière déshumanisée, figure contestataire. Par ses métamorphoses plurielles, elle s’empare de nos regards et de nos angoisses contemporaines et s’en nourrit pour mieux nous présenter le miroir où nous regardons nos visages déjà légèrement anamorphosés. Et la grande ronde des poupées se poursuit minute après minute, nous rejouant inexorablement l’histoire de notre monde. A voir sans tarder !

Poupées et Tabous, le double jeu de l’artiste contemporain
Maison de la Culture de la Province de Namur
14 avenue Fernand Golenvaux
5000 Namur
Jusqu’au 26 juin

Tous les jours de 12h à 18h
https://www.province.namur.be/maison_de_la_culture

 

Eric Mabille

Articles de la même catégorie