Robert Frank ou l'Amérique mise à nu

Jean-Luc Masse
20 octobre 2018

Le Musée de la Photographie de Charleroi expose une grande partie des clichés qui composent le livre Les Américains, œuvre majeure du photographe Robert Frank qui fit scandale à sa parution fin des années cinquante. Indispensable.

Robert Frank naît à Zurich le 9 novembre 1924. Dès 1941, il fait son apprentissage chez le photographe et graphiste Hermann Segesser. L’année 1947 marque son installation aux Etats-Unis. Très vite, il travaille pour Harper’s Bazaar. Après un voyage en Amérique du Sud, où il photographie le Pérou et la Colombie, il rentre en Europe puis se partage entre les deux continents au cours des années suivantes. Marié à Mary Lockspeiser, dont il aura deux enfants, il s’installe définitivement aux USA. Nanti d’une bourse de la Fondation Guggenheim de 2 500 dollars, destinée à documenter la civilisation américaine, il traverse le pays accompagné de sa famille. Le projet est soutenu par de grands noms comme Walker Evans, Edward Steichen ou encore Meyer Shapiro.

En 1958, son livre Les Américains est publié aux éditions parisiennes Delpire, dans une relative indifférence. Un an plus tard, c’est au tour de l’édition en anglais, qui sort chez Grove Press, préfacée par Jack Kerouac. Frank s’est laissé porter aux hasards de la route et des rencontres, engrangeant quelque 27 000 images. Le résultat se traduit par un ouvrage rassemblant 83 photographies. C’est un coup de tonnerre au pays de
l’oncle Sam. Fruit de son périple à travers trente Etats au volant de sa Ford, en passant par Chicago, Salt Lake City, Las Vegas, Houston et la
Nouvelle-Orléans, son travail est à des lieues des chromos habituels que voudraient propager les bien-pensants. L’hostilité est à son comble : bien loin du rêve américain, Frank donne en effet sa vision crue de la réalité. Il ne triche pas, n’enjolive jamais. Tensions sociales, ségrégation raciale, vide existentiel, désordres, rien n’échappe au Leica de Frank. « À travers les États-Unis, j’ai photographié avec cette idée en tête : présenter les Américains tels qu’ils vivent actuellement. Leur quotidien et leurs dimanches, leur réalité et leurs rêves. L’apparence de leurs villes, communes et autoroutes », écrit-il. Le critique américain Bruce Downes, pour sa part, qualifie ce livre « d’images de haine et de désespoir, de désolation et de relation avec la mort ». Il ajoute : « Robert Frank est un menteur, jouissant de manière perverse de la misère qu’il recherche perpétuellement et qu’il crée obstinément. » Il est clair que l’Amérique puritaine ne peut supporter qu’un étranger, comme il est encore considéré à l’époque, critique le rêve américain.

Que nous montre Robert Frank pour susciter tant de haine ? Son ouvrage s’ouvre sur une photo prise durant la parade annuelle à Hoboken, New Jersey. Sur une façade noircie flotte un drapeau américain qui a connu des jours meilleurs, tandis qu’à la fenêtre deux femmes pauvrement vêtues et dont le visage est en partie caché restent en retrait, loin de tout enthousiasme nationaliste. On tourne la page et c’est le choc : un groupe de notables affublés de hauts-de-forme regarde le spectacle avec une autosatisfaction manifeste. Une nounou afro-américaine tenant dans ses bras un blondinet, un homme politique hurlant ses slogans, un cimetière chinois, une serveuse de coffee shop solitaire, un cow-boy égaré dans New York, une ville industrielle décatie, un cireur de chaussures à Memphis… les clichés oscillent en permanence entre l’empathie humaniste, parfois teintée de légèreté, et la cruelle réalité. Esthétiquement, les photographies de Frank sont aussi une gifle aux règles de l’époque. Cadrages à l’arraché, moments saisis sur le vif, flous assumés, Frank explose les codes de la belle image.

Le Musée de la Photographie expose jusque mi-janvier une superbe sélection d’œuvres de cette figure incontournable de la street photography et l’un des photographes les plus influents du XXe siècle. Toutes sont des tirages signés de l’artiste et proviennent de la Maison européenne de la Photographie à Paris. Un must.

 

Robert Frank
Les Américains
Musée de la Photographie
11 avenue Paul Pastur
Charleroi (Mont-sur-Marchienne, GPS : Place des Essarts)
Jusqu'au 20 janvier 2019
Du mardi au dimanche de 10h à 18h
www.museephoto.be

Jean-Luc Masse

Journaliste

Journaliste passionné d’art sous ses diverses expressions, avec une prédilection pour la photographie. La pratiquant lui-même, en numérique et argentique, il est sensible à l’esthétique de cet art mais aussi à ses aspects techniques lorsqu’il visite une exposition. Il aime rappeler la citation d’Ansel Adams : « Tu ne prends pas une photographie, tu la crées. »

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