75 coups de chapeau pour Lucky Luke…

Vincent Baudoux
16 novembre 2021

… soit autant de bougies à souffler, car Lucky Luke, l’Homme qui tire plus vite que son ombre, fête aujourd’hui ses trois quarts de siècle. Le héros fascine toujours, tant il incarne l’individu droit dans ses bottes, qui s’oppose aux injustices avec calme, astuce, bienveillance. Et l’ordre rétabli, il s’éclipse en sifflotant « I'm a poor lonesome cow-boy and a long long way from home ». Les réseaux sociaux, très peu pour lui. Sans attaches sinon son cheval et son six-coups, il refuse la stature du héros.


Bruxelles, New York et le Far West

Pour l'occasion, La Maison de l'Image devient le Saloon de Seed Factory. Après l'hommage au New Yorker, c'est la ruée vers l'Ouest. Les desperados et les shérifs illustres du graphisme du Nord et du Sud du pays, et même de l'autre côté des frontières, s'y sont donné rendez-vous. Ce rodéo d'images exhibe fièrement leur savoir-faire en hommage au cow-boy dont le père - Morris - est belge, flamand et francophone. Coyotes, croque-morts et vautours s'abstenir, les duels aux cimaises s'effectuent dans la plus totale des fraternités.


Une pépite narrative

L’histoire du Far West regorge de scénarios potentiels pour la bande dessinée : les Dalton ont vraiment terrorisé l’Ouest américain, Calamity Jane a réellement existé, comme Billy the Kid et tant d’autres. En contraste aux vilains, Morris campe avec tendresse les seconds rôles, du croque-mort au tricheur au poker, le shérif poltron, le Mexicain qui fait la sieste, le Chinois relégué aux tâches subalterne. Méchants ou débonnaires, tous incarnent la conquête de l’Ouest avec la construction du chemin de fer et les diligences, la guerre entre agriculteurs et éleveurs, les Indiens, les eldorados imaginaires, le pétrole et les mines d'or hantées.


Sérieux s’abstenir

Morris est avant tout un amuseur. Un gagman qui raconte sur le mode de la farce, qui parodie nombre de westerns à succès afin d’en réaliser un pittoresque qui ne craint pas le loufoque. On y trouve (bien avant Astérix) la caricature d’acteurs et de personnages célèbres, anachroniques parfois, qui n’ont rien à y faire sinon situer l’histoire un peu plus à l’Ouest encore. Une telle désinvolture ne pouvait qu’exciter la ligue des censeurs de toute nature. Les lobbies antitabac ont eu raison du mégot mâchonné par Lucky Luke. Afin d’expliquer comment Billy the Kid était devenu un sale gamin, Morris le fait suçoter un colt dès le berceau. Il y a les danseuses de cabaret dont l’auteur prend soin de ne jamais évoquer qu’elles sont prostituées, sans compter le Mexicain paresseux et le Chinois relégué aux tâches ingrates. Quant aux femmes, elles sont une calamité qui mènent leur vie à la hussarde, ou incarnent d'onctueuses ligues de tempérance. On frémit à l’idée de voir de respectables gardiens de la morale politiquement correcte régaler leur œil inquisiteur de ces histoires déjantées!


Quel cinéma !

Assez vite, Morris délègue les contenus de ses histoires aux scénaristes, parce que le dessinateur souhaite se concentrer à la réalisation. Se souvenant de ses apprentissages dans le domaine de l’animation, la couleur se démarque, dès les premiers albums, de tout ce qui se fait alors, brisant les habitudes de continuités logiques, les conventions réalistes, n’hésitant pas à alterner sans la moindre prévisibilité les contrastes, les contre-jours, les inversions de teinte, etc. Le dessinateur n’hésite jamais à typer un personnage : « Cela se lit sur son visage » (on devrait dire sa trogne), et ses accessoires, et davantage encore dans la dégaine de son corps. Même efficacité dans la gestion des décors, que le dessinateur plante d’entrée, puis simplifie jusqu’au schéma symbolique une fois l’information acquise. Toute la grammaire des cadrages se carambole, du plan large au blow-up, couplé à l’angle de prise de vue. Par la combinaison osée de ces éléments de mise en scène, de l’éclairage, des signes de reconnaissance, la variété et la longueur des plans, le découpage graphique, bref par le comment, Morris innove, car il importe dans la bande dessinée quelques techniques du dessin animé, où il a fait ses classes. Rien que ceci vaut son pesant de lectures, et rend cette série absolument unique, dynamique en une savoureuse leçon de mise en image tant dans les contenus que dans la forme.

 

Lucky Luke, hommage de la profession pour son 75e anniversaire
La Maison de l’Image / Seed Factory
19 avenue des Volontaires 
1160 Bruxelles
Jusqu’au 17 décembre
Du lundi à vendredi de 9h à 18 h
www.seedfactory.be

 

 

Vincent Baudoux

Journaliste

Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.

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