Sempé, Infiniment vôtre

Vincent Baudoux
18 janvier 2023

Jamais encore une exposition d'envergure de Sempé ne s'était tenue en Belgique. C'est chose faite avec Sempé, Infiniment vôtre, présentée avec brio par la Fondation Folon de La Hulpe. 

L'œuvre de Sempé est dans l'air du temps. La médiatisation du Petit Nicolas ne dira pas l'inverse. Et pourtant, ce n'est pas ce que Sempé préférait. N'est-il pas significatif que le premier visuel de l'exposition représentait Le Petit Nicolas, mais que Sempé lui-même a préféré une image qui met en avant-plan, littéralement, un monde où bruissent les touches colorées que l'on lit ensuite comme autant de feuilles et de fleurs ? Au bord de sa piscine, avant de se dissoudre dans l'eau comme une pastille d'aquarelle, le bonhomme ouvre les bras afin de recueillir l'éther d'un monde sans ombres.

Quelques pans peu connus de l'œuvre sont évoqués dans cette exposition mise sur pied par la Fondation Folon, en partenariat avec la galerie Martine Gossieaux. Par exemple, une dizaine de couvertures réalisées pour Moustique dans les années 1950. Si leur charme semble désuet, elles témoignent néanmoins du processus créatif de l'auteur. Sempé y reprend et adapte ses meilleures productions réalisées précédemment pour Paris-Match. Ces reprises méritent qu'on les regarde de près, car elles montrent le travail de retouches et de transformations, par collage ou par effacement sous la gouache blanche. Ces remaniements vont toujours dans le sens d'une meilleure efficacité narrative, car le lecteur doit tout comprendre en un clin d'œil, sans la moindre ambiguïté.

C'est parmi ces couvertures hebdomadaires de Moustique qu'apparaît Nicolas, un gamin d'abord aussi anonyme que les autres personnages. L'ami Goscinny en fera vite une série indépendante, promise au plus grand succès éditorial. Après une dizaine d'années, sentant la routine s'installer, Sempé propose Monsieur Lambert, un anonyme dont il dessine le quotidien. Si cette production s'amuse de la répétition de la banalité à tous les étages, Sempé innove en réalisant un récit où la suite des séquences ne fait l'objet d'aucune intrigue, ni de surprise narrative. Les gags s'additionnent les uns aux autres, que l'on pourrait lire dans le désordre sans le moindre désagrément. À l'époque, peu d'auteurs osaient s'aventurer sur ce terrain narratif.

Dérogeant au principe d'une histoire en une image, Sempé propose Marcellin Caillou en 1969. Ce récit de 141 pages raconte comment deux gamins affublés d'un « handicap » se lient d'amitié, et, joignant leurs faiblesses, en font une force où l'amitié permet de vaincre tous les obstacles. L'astuce du scénariste est de choisir des invalidités peu marquées socialement, quoique fortement pénalisantes pour qui en souffre : Marcellin rougit sans raison apparente, tandis que René éternue sans que rien ne déclenche la crise. Trente années plus tard environ, en 1995, Sempé récidive avec Raoul Taburin. Ce fou de vélo que tout le monde admire ne peut avouer un terrible secret : il ne peut tenir sur deux roues sans se flanquer par terre. Sa vie est pourrie, jusqu'à ce qu'il rencontre un photographe, apprécié de tous, mais incapable de manier correctement son outil de travail.


Le bruit du dessin

L'histoire de Monsieur Sommer, racontée par Patrick Süskind, ne pouvait que séduire Sempé. Quand le narrateur, adulte, évoque ses souvenirs d'enfance, ils sont jalonnés de rencontres humaines avec des personnalités peu communes, toutes défaillantes mais socialement respectables. Le récit montre fort bien comment certains traumatismes ne guérissent jamais, et conditionnent des comportements inexplicables autrement. Nul ne saura jamais ce qui est arrivé à Monsieur Sommer, même si les spéculations les plus plausibles les unes que les autres se valent. Tout ce que l'on sait est qu'il marche, contre vents et marées, du matin au soir, chaque jour, sans jamais se reposer, et par tous les temps, en cognant son bâton sur le sol d'un coup sec. En filigrane, le monde décrit par Patrick Süskind avec L'histoire de Monsieur Sommer est un monde sonore. Chaque événement se dessine avec des mots qui évoquent les tons des voix, les rires, le chant du vent, l'orage qui gronde, la grêle qui martèle, le feulement d'une chaîne de vélo, le glissement des pneus sur la route, le crépitement de la pluie, les froissements des feuilles mortes et les craquements des brindilles. Partout, des gazouillis et des pétillements ; tout et n'importe quoi est prétexte à faire du bruit.

Les illustrations de Catherine Certitude et L'Histoire de Monsieur Sommer racontent comment, au-delà des contenus très particuliers dédiés aux largués du peloton de la vie, seul le bruit du dessin intéresse vraiment Jean-Jacques Sempé. Il s'y enferme, sourd à tout récit, aveugle à toute continuité narrative. Les malheurs du sujet individuel s'y dissolvent dans le bonheur de la plume qui crisse sur la feuille, ou des caresses du pinceau qui tripote l'eau de l'aquarelle. Jouissance du dessin chez Sempé, quand il invente des scénarios qui deviennent des particules impersonnelles, des cailloux, des galets qui roulent dans les vagues, des grêlons, des grains de sable, de la poussière, de simples traits de dessin… Mais toujours les grésillements de la grande rumeur du monde, son murmure et son bourdonnement.

 

Sempé, Infiniment vôtre
Fondation Folon
Drève de la Ramée, 6/A
1310 La Hulpe
Jusqu'au 5 mars 2023
Du mardi au vendredi de 9h à 17h
Samedi et dimanche de 10h à 18 h
https://fondationfolon.be


 

Vincent Baudoux

Journaliste

Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.

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