Les stratégies textiles de Sonia Aniceto

Elisabeth Martin
28 novembre 2019

La Galerie Martine Ehmer montre des œuvres inédites de Sonia Aniceto. Dans une approche élargie de la peinture, cette plasticienne allie couleurs appliquées, broderie et dessin sur du "drop papier", membrane souple et fibreuse proche du tissu. Par-delà le jeu plastique, de ces frottements insolites naît un tissage tridimensionnel qui donne un nouveau relief à son travail. Peaux rebelles est le titre retenu pour cette exposition.

Les artistes cherchent souvent à sortir du cadre qui leur est imparti. Pour cela, la plasticienne s’arme de papier, fil de couture, pigments, pinceau et graphite et se débarrasse de toute hiérarchie esthétique. A la différence des œuvres précédentes réalisées sur toile, elle a choisi cette fois le papier. Par ses caractéristiques, le "drop papier" lui permet d’emprunter d’autres voies pour un résultat tout autant visuel que conceptuel.

Commençons par l’atelier. Sur sa machine à coudre, Aniceto supprime les griffes d'entraînement qui font habituellement avancer le tissu entre deux points de couture. Le papier en mouvement est dès lors dirigé par la main de l’artiste qui dessine à l’aide du point libre. Le fil à coudre va contrarier, exalter la matière, déformer et donner du volume à ce papier déjà fibreux qui mue, se soulève et se cabre, refusant la notion de planéité. Il se révèle oeuvre vive sous des techniques diverses et de peinture où dessin peut devenir sculpture. Le désir est grand de l’effleurer. Le fil devient un prolongement du papier, ou bien est-ce le contraire ? On dirait du tissu, mais non, c’est du papier. Les deux se confondent dans cette peinture à l’aiguille soulignant bien ces ambigüités qui sont un leitmotiv du travail de Sonia Aniceto. Elle chemine entre couture, peinture et dessin avec une façon bien à elle de s’approprier l’espace et le temps, la réalité et un imaginaire parfois troublant. "Ce qui m’intéresse aussi, c’est de pouvoir broder sur les deux faces de ce papier", nous dit-elle.

Mais revenons aux cimaises. Son travail a de nombreuses entrées et se nourrit de fragments narratifs, de chevauchements et de scènes qui s’imbriquent. Assurément, il intrigue par l’approche. Toute l’exposition est un assemblage de différents éléments qui n’est pas sans évoquer la technique de certains cinéastes. Un kaléidoscope d’histoires et de sensations qui au final composent un tout et dessinent une identité, un moi fragmenté. Des fils de vie ? Car Sonia oscille entre l’innocence et l’âge adulte, entre la liberté et la retenue dans ces espaces énigmatiques qui sont les siens et dans une surréalité ambivalente qui n’est pas bridée par la logique. Echappant à cet ensemble, une série de madones baroques dont on ne voit que le haut du visage est une autre curiosité de l'exposition. Somptueuse complexité !

La référence au corps est toujours présente, un corps morcelé dont elle propose une vision partielle. Si fragmentée qu’elle en devient imaginaire. Les visages, à moitié dévoilés, rendent difficile l’identification. La densité chromatique, une constante, est toujours là. Mais cette fois, la donne change et l'artiste privilégie une palette moins tourmentée et beaucoup plus claire. Sonia a longtemps fait du souvenir son moteur. Il est toujours présent, certes, mais dans une moindre mesure. Autre nouveauté : cette évolution vers l'abstraction qui s'amorce, tel ce paysage sans fin, plus atmosphérique que figuratif. La figure humaine en est dorénavant absente.

Née en 1976 au Portugal, pays où l'art textile est une tradition, Sonia Aniceto vit et travaille à Bruxelles. Licenciée en peinture et tapisserie contemporaine à la Faculté des Beaux-Arts de Lisbonne, elle bénéficie d’une bourse Erasmus et s’installe en Belgique pour une formation dans l’atelier de tapisserie de l’Académie royale des Beaux-Arts. Elle suit un post-diplôme, un DEA en Art Actuel, fait des résidences d'artiste dans des centres culturels et travaille aux ateliers de décors de L’Opéra royal de la Monnaie. Parallèlement à sa carrière artistique, Sonia Aniceto enseigne les arts visuels et travaille pour MUS-E comme artiste invitée, réalisant des projets d’arts plastiques dans plusieurs écoles bruxelloises.

Sonia Aniceto
Peaux rebelles
Galerie Martine Ehmer
200 rue Haute
1000 Bruxelles 
Jusqu’au 22 décembre
Du jeudi au dimanche de 11h à 18h
www.martineehmer.com

Elisabeth Martin

Rédactrice

Traductrice puis pédagogue de formation, depuis toujours sensible à ce vaste continent qu’est l’art. Elle poursuit des études de sociologie et d’histoire de l’art avant de relever le défi de dire avec des mots ce que les artistes disent sans mots. Une tâche d’interprète en somme entre deux langages distincts. Partager le frisson artistique et transmettre l’expérience esthétique et cet autre rapport au monde avec clarté au lecteur, c’est une chance. Une sorte de mission dont elle nourrit ses textes.