La Corée du Nord nous regarde et l'enfer de la guerre en jouets au Musée de la Photo

Gilles Bechet
15 février 2023

Le Musée de la Photo de Charleroi expose la Corée du Nord de Stéphan Gladieu, les Jouets de guerre de Brian McCarty, le classicisme sans âge de Vasco Ascolini et la Syllogomanie vue par Dimitri Michaux.

La Corée du Nord est pour beaucoup d'entre nous une terra incognita, réduite aux gesticulations menaçantes de son leader et aux images de propagande avec ses foules dociles marchant au pas de l'oie ou agitant de petits drapeaux. Le quotidien des 26 millions d'habitants de ce pays largement fermé aux influences étrangères est bien plus que ça.

Grand reporter et maître du portrait, Stéphan Gladieu est parti à leur rencontre. Il n'a pas voulu prendre des clichés incognito à la dérobade. Il s'est plié aux exigences du régime, qui a contrôlé ses déplacements et ses sujets, pas ses photos. Il n'a pas cherché à s'imposer mais plutôt à refléter la manière dont les Coréens et Coréennes se perçoivent. Ce qu'il a ramené de ses cinq séjours à Pyongyang et dans la campagne coréenne est fascinant. Souvent en groupe, les Coréen.ne.s posent sur leur lieu de travail ou de loisir, sur les places publiques, dans les parcs d'attractions, au stand de tir, au supermarché, dans les champs ou plus rarement chez eux.

À l'instar d'August Sander plus d'un siècle plus tôt, il se fait témoin des visages d'un pays et d'une époque. Sur ces portraits frontaux grand format, le décor en dit autant sur le pays que les femmes, hommes et enfants pris en photo. Chaque image est soigneusement composée, des monuments grandiloquents sur une place publique au rêve de conquête spatiale dans un parc d'attractions ou aux rayonnages d'un supermarché où s'alignent comme des soldats à la parade les bouteilles de soda aux couleurs acidulées. Face à l'objectif, certains sourient, d'autres ont le visage fermé, conscients qu'ils sont en représentation. Les vêtements sont souvent identiques comme si l'uniforme était un lien indispensable avec la communauté. En Corée, il n'y a pas de tradition du portrait individuel, pas de photos de famille posées sur le buffet. « Le portrait est contraire à la reconnaissance sociale. L'individu n'existe que dans le collectif », précise le photographe.

Ni kitsch, ni ironiques, ces photos tentent d'aller au-delà des apparences, pour saisir l'esprit qui relie l'individu à la communauté, que ce soit dans le cadre de la famille, du travail ou des loisirs.


Déflagration visuelle

Le père de Brian McCarty a vécu au Vietnam une expérience traumatisante dont il n'a jamais voulu dire un mot à son fils. Lorsque celui-ci est tombé sur une série de lettres écrites à sa mère où son père décrivait l'enfer de la guerre, le jeune artiste décida de les mettre en scène avec des soldats-jouets. Un projet qui constitua la matrice de son travail actuel. En s'appuyant sur la puissance d'évocation du jouet, il a fait de War-Toys un projet autant artistique que thérapeutique, puisque c'est également le nom d'une ONG qu'il a mise en place pour venir en aide aux enfants victimes de conflits.

En Irak, Libye, Afghanistan, Liban, Yémen, Palestine et maintenant en Ukraine, Brian McCarty parcourt les zones de conflit pour y rencontrer, dans des camps ou des écoles, les enfants. Encadré de psychologues et de spécialistes en art-thérapie, il écoute les récits de ces enfants, après quoi il leur demande de dessiner un de ces moments traumatisants auxquels ils ont survécu. Ensuite, il va transposer et raconter ce trauma avec des jouets qu'il achète dans les magasins ou bazars locaux et qu'il photographie dans un décor le plus proche possible de celui qui fut le théâtre de l'événement. Le contraste entre l'horreur absolue de l'événement et l'apparente innocence du dessin d'enfant et des jouets provoque une déflagration visuelle et émotionnelle chez le spectateur.

À travers son objectif, le photographe américain vise à recréer les visions de guerre par les enfants. Cendrillon vue de dos sous une pluie de missiles dans la bande de Gaza, des maisonnettes en flammes pour évoquer un quartier incendié dans la plaine de la Bekaa ou encore Poutine, représenté par la figurine de Dobby, tirée de Harry Potter, sur un W.-C. planté dans des décombres, menacé par un tank. D'ordinaire les témoignages directs des enfants sur la guerre sont minorés ou négligés. Or, comme le soulève l'artiste, « Comme les capacités cognitives devancent le développement du langage, les enfants partagent généralement les expériences de la guerre et font face aux sentiments associés, au travers de méthodes de communication indirectes, comme l'art et le jeu. »

Ce projet a offert à de nombreux enfants la première opportunité de partager et de commencer à surmonter leurs expériences douloureuses dans un environnement contrôlé. Placer des Blanche-Neige, des Barbie, des GI Joe familiers dans le contexte d'une guerre telle qu'elle a été vécue par un(e) enfant établit des connexions entre des mondes qu'on aurait crus étanches.


Architecture de l'intime

Les photos noir et blanc de Vasco Ascolini magnifient un classicisme intemporel. Qu'il photographie la danse ou le spectacle kabuki, l'architecture et les monuments des villes italiennes ou les grands musées français, le maestro de Reggio Emilia manie l'ombre et la lumière avec le regard d'un peintre et d'un sculpteur et avec l'évidence de la simplicité.

Dimitri Michaux, le jeune photographe présenté dans la galerie du Soir, a braqué son objectif sur la maison familiale où sa mère ne peut s'empêcher d'accumuler dans toutes les pièces des objets de toutes sortes. Cette pathologie qu'on appelle Syllogomanie donne à première vue une impression de débordement qui engloutit le regard qui ne sait plus où s'accrocher. Comme on se promène dans les ruelles d'une ville inconnue sans s'aider d'une carte, le photographe nous invite à regarder les détails qui s'accumulent, construisant une architecture de l'intime et du quotidien.

 

Stéphan Gladieu, Corée du Nord
Brian McCarty, War-Toys
Vasco Ascolini, Ciseler l'ombre
Dimitri Michaux, Syllogomanie
Musée de la Photo de Charleroi
11 avenue Paul Pastur
6032 Charleroi
Jusqu'au 21 mai
Du mardi au dimanche de 10h à 18h
www.museephoto.be

 

Gilles Bechet

Rédacteur en chef

Il n’imagine pas un monde sans art. Comment sinon refléter et traduire la beauté, la douceur, la sauvagerie et l’absurdité des mondes d’hier et d’aujourd’hui ? Écrire sur l’art est pour lui un plaisir autant qu’une nécessité. Journaliste indépendant, passionné et curieux de toutes les métamorphoses artistiques, il collabore également à Bruzz et COLLECT

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