Une douzaine d'artistes ont façonné, malaxé du sel, de la terre, des os, de la malachite, du végétal ou du pétrole pour faire apparaître des œuvres d'art belles et troublantes rassemblées dans l'exposition Sub Terra à la Maison des Arts de Schaerbeek, jusqu'au 14 mai.
La thématique d'une exposition est une variable à ajustements. Parfois, c'est un fil rouge qui peut comporter des coups de mou, parfois c'est un simple prétexte à aligner des œuvres sans trop de connexions entre elles, et enfin c'est aussi une manière d'enrichir le regard et le propos sur les œuvres exposées. Dans le cas de Sub Terra, qui s'est ouverte à la Maison des Arts de Schaerbeek, on est dans la dernière proposition. L'œuvre qui a initié les choix de la curatrice Lola Meotti n'est présente qu'en photo, il s'agit d'un crâne surmodelé de Vanuatu. Un crâne de défunt qui a été exhumé de sa tombe pour être remodelé à figure humaine pour accompagner les vivants. Ce n'est plus un crâne, ce n'est pas un visage, il appartient à cet entre-deux qui a été modifié par le passage sous terre.
Notre civilisation s'est construite sur l'exploitation et l'épuisement des matériaux du monde souterrain. Aujourd'hui, il est urgent de repenser notre rapport à la terre et à ses ressources. C'est ce que nous disent ces artistes. Les sculptures de la Sénégalaise Seyni Awa Camara, qui accueillent les visiteurs, sont aussi nées sous terre, cuites dans un trou creusé dans sa cour. Ont-elles emporté avec elles de ce séjour souterrain la douce bienveillance qu'elles nous accordent ?
Quand on voit la somptueuse table dressée par Corine Borgnet dans le salon, on se dit qu'on est arrivé trop tard. La fête est terminée, la vaisselle s'empile, les assiettes et la nappe s'encombrent de créatures peut-être venues nettoyer les derniers reliefs de repas. La blancheur crayeuse de la jesmonite et des os de volaille, qui unifie tous les éléments de cette dernière cène, évoque l'éternité des ossements blanchis sous terre par l'usure du temps. Entre stupeur et émerveillement, on se surprend à se perdre dans les détails de ce minutieux équilibre fantasque composant une vanité immaculée. Comme si notre faim prédatrice avait précipité notre propre fin.
Sur les rayonnages de la bibliothèque s'alignent des bouteilles de soda enveloppées d'une gangue de sable cristallisé tels des ex-voto aux excès de notre consommation sucrée. Au centre de la pièce, une forme masquée, vêtue de blanc, est allongée dans un frigo aux allures de cercueil. En créant cette installation, Carole Louis s'est posé la question de la pérennisation d'une performance, forcément éphémère. En 2021, l'artiste participe à la Biennale Saco à Antofagasta au Chili. Dans son travail in situ, elle puise dans les traditions populaires et la réalité sociale et culturelle locales. Sa performance puise dans deux réalités immatérielles : un rituel ancien qui consiste à interdire la consommation de certaines denrées, afin d'éviter l'épuisement des ressources, et une légende urbaine selon laquelle un enfant aurait survécu aux inondations de 1991 en se cachant dans un frigo. Dissimulée derrière un masque de squelette, l'artiste a pris la place de cet enfant, s'est couchée dans un frigo et a enterré dans le désert des frigos remplis d'énormes bouteilles de soda en plastique. Son installation schaerbeekoise met en scène des éléments de cette performance dont on aperçoit des images sur un petit téléviseur. Simple et visuellement puissante, son installation se suffit à elle-même, avec sa projection dystopique qui se demande si la terre absoudra les générations futures de nos excès sucrés.
A l'étage, Tatiana Bohm séduit par sa pièce troublante et délicate qui renvoie à la prédation coloniale sur les terres et les corps. Sur les flancs et la face d'un secrétaire à abattant, l'artiste a gravé des scènes de torture inspirées des dessins de Théodore de Bry, un dessinateur liégeois qui, au 16e siècle, relata la conquête du Nouveau Monde par les conquistadors. Les dessins ne se voient pas au premier coup d'œil, métaphore de notre déni collectif de ces exactions que la société accepte tant qu'elles procurent des avantages et bénéfices à certains.
L'étrange lustre cristallin est signé Sigalit Landau. C'est dans les eux salines de la mer Morte que l'artiste israélienne a enfoui un rouleau de barbelés. Les gros cristaux de sel qui se sont agglutinés suite à l'immersion de cet objet, symbole de l'oppression et de l'exclusion qui déchire la région depuis des décennies, le transforment en une création à l'irréelle beauté.
Les déroutantes compositions de Diana Scherer ont été cultivées sous terre. En contrôlant le développement et la croissance du système racinaire de certaines graminées, l'artiste se laisse aussi surprendre par l'imprévisibilité de la nature, interrogeant les limites entre culture et nature, entre contrainte et liberté. Travaillant sur des signes universels comme le cercle, le carré, la grille ou sur la structure de la cellule, elle produit de fascinantes compositions qui donnent envie de retourner contempler les beautés cachées de la nature.
Il faut descendre dans les caves, rarement accessibles au public, pour découvrir l'installation de Loup Lejeune. Sous les voûtes de briques, on a l'impression de pénétrer dans un laboratoire où se poursuivent d'étranges expériences. Un alignement de bocaux avec des structures coralliennes immaculées baignant dans une lumière sépulcrale avoisinent des maquettes d'îles sous-marines qui émergent des flots. À la blancheur virginale des pics dentelés répond le noir brillant et profond du pétrole. Une matière archaïque qui a été indispensable à la modernité du monde et qui le mènera peut-être à sa perte. La sensation d'immersion est amplifiée par les images vidéo filmées en apnée, où peaux et cheveux se mêlent dans un ballet aquatique témoignant d'une métamorphose en cours.
Dans sa série de photos, Marie Somer travaille sur l'ensevelissement du temps et la transformation des paysages du Teufelsberg, dans la périphérie de Berlin. Nombreux sont les promeneurs et vététistes qui s'y ébattent à ignorer que la colline qu'ils foulent est artificielle et qu'elle cache les ruines d'un bunker d'Albert Speer. Au sommet de la colline, d'autres ruines, celles d'un centre d'écoute de la NSA érigé en pleine guerre froide, puis abandonné et aussitôt oublié, sans que ses vestiges aient disparu.
Sub Terra
Maison des Arts
chaussée de Haecht, 147
1030 Schaerbeek
Jusqu'au 14 mai 23
Du mardi au vendredi de 11h à 17h
week-end jusqu'à 18h
www.lamaisondesarts.be
Rédacteur en chef
Il n’imagine pas un monde sans art. Comment sinon refléter et traduire la beauté, la douceur, la sauvagerie et l’absurdité des mondes d’hier et d’aujourd’hui ? Écrire sur l’art est pour lui un plaisir autant qu’une nécessité. Journaliste indépendant, passionné et curieux de toutes les métamorphoses artistiques, il collabore également à Bruzz et COLLECT
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