Récits visuels de la Terre-mère

Véronique Bergen
10 mars 2022

Sous le titre Natures mortes - Living Country, la Deletaille Gallery expose des œuvres d’un collectif de femmes aborigènes australiennes, les Tjanpi Desert Weavers, qui sont jumelées au travail photographique de Michael Cook

C’est dans la tension portée par le titre que cette exposition se tient. Une tension qui travaille l’écart entre Natures mortes, la série d’œuvres de Michael Cook, et Living Country, qui rassemble les créations des Tjanpi Desert Weavers. Créées par Dianne Ungukalpi Golding, Cynthia Burke, Yangyangkari Roma Butler, Nancy Nyanyana Jackson, Joyce James, Delilah Shepherd et Cecily Yates, les sculptures collaboratives se dressent comme des totems sacrés qui remplissent une multiplicité de fonctions. Cette installation nommée Punu Pukurlpa (Arbres Joyeux) célèbre la vitalité et la spiritualité de la culture indigène, assume un rôle de transmission des savoirs et des savoir-faire autochtones aux jeunes générations tout autant qu’elle exprime, par sa puissance esthétique, le pari pour la résilience d’une nature saccagée, dévastée par les choix sociétaux des colons. Dressés verticalement, les arbres-sentinelles lancent leurs bras vers le ciel, chargés d’une énergie rituelle qui les apparente à des danseurs immobiles.

Tissées à partir d’herbes séchées, jouant sur les chromatismes, ces sculptures textiles rendent un vibrant hommage à l’importance des arbres pour les communautés aborigènes. Elles oscillent entre formes anthropomorphiques et entités bienveillantes, concrétions de matériaux organiques qui protègent les humains de la chaleur accablante.

Né d’un père aborigène australien, Michael Cook interroge dans sa série photographique Natures mortes les effets dévastateurs de la colonisation tant sur les peuples aborigènes et leurs cultures que sur l’environnement. Convoquant les grands maîtres de la peinture hollandaise et le genre des vanités, les œuvres donnent à voir d’éclatantes compositions d’animaux, de végétaux, de nourriture qui traduisent dans une splendeur dramatique la mise à mort de la faune, de la flore et des modes de penser aborigènes. A même la stylisation des œuvres, l’artiste nous montre d’une manière indirecte, hautement symbolique, le saccage irréversible d’une nature à l’agonie : au XXIe siècle, le genre de la nature morte est devenu conforme à sa dénomination dès lors qu’il enregistre la mort conjointe de la nature, des paysages sauvages et de leurs populations animales au niveau mondial.

La foi dans la puissance de la vie, dans la résistance de la nature dont les sculptures du collectif des Tjanpi Desert Weavers témoignent font place chez Michael Cook à une œuvre critique qui questionne l’identité postcoloniale et la destruction écologique. Récit d’une perte et de pillages, la beauté formelle chante ce qui a disparu à jamais.

Ces deux esthétiques rendent compte, chacune à leur manière, de la pulsation de la pensée des aborigènes australiens : le lien viscéral qu’ils nouent à la Terre-Mère.   
 

Natures mortes — Living Country
Tjanpi Desert Weavers & Michael Cook
Galerie Lin Deletaille
32 rue aux Laines
1000 Bruxelles
Jusqu’au 2 avril 
Du mercredi au samedi de 14h à 18h 
www.deletaille.gallery

Véronique Bergen

Journaliste

Véronique Bergen est philosophe, romancière et poète. Docteure en Philosophie de l’Université de Paris 8, auteure d’essais philosophiques, dans le champ de l’esthétique, de romans, de recueils de poèmes, de nombreuses monographies sur des plasticiens. Membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, elle collabore à diverses revues, notamment des revues d’art.