À contre-courant du politiquement correct, Tomi Ungerer propose une œuvre motivée par la provocation. L'exposition qui s'ouvre à la Fondation Folon est déconseillée aux enfants de moins de 12 ans. Toutefois, un atelier spécifique leur sera destiné en juillet-août.
Tomi Ungerer s'inscrit sur la scène artistique internationale qui suit la Seconde Guerre mondiale quand, âgé de 26 ans et après avoir bourlingué d'improvisations en impromptus, le Français défraie la chronique du monde culturel new-yorkais avec un petit livre bon marché destiné aux enfants, The Mellops Go Flying. Le livre, d'abord refusé par divers éditeurs de ce côté de l'Atlantique, est le premier d'une longue série de titres devenus des classiques de la littérature enfantine, dont Crictor, Les Trois Brigands, Jean de la Lune, Le Géant de Zéralda, Pas de baiser pour maman, Flix, etc. Tous fonctionnent sur le même principe : encourager les enfants à ne pas se laisser éteindre par le monde convenu des adultes. « Si j’ai conçu des livres d’enfants, c’était d’une part pour amuser l’enfant que je suis, et d’autre part choquer, pour faire sauter à la dynamite les tabous, mettre les normes à l’envers... ce sont des livres subversifs, néanmoins positifs. »
L'enfant y comprend que la différence n'est pas une tare, mais peut devenir une force, que suivre les normes n'est pas nécessairement une bonne chose. Apprendre, c'est aussi prendre des risques, faire des gaffes, éprouver les limites, tester le cadre imposé. De son côté, le graphisme de Tomi Ungerer s'inscrit dans un style passe-partout, et ne prend aucun risque, ce qui atténue des contenus peu acceptables. La formule a été tellement suivie, et plagiée, que nous avons du mal à percevoir aujourd'hui le côté novateur d’une telle production dans son époque. Quoi qu'il en soit, le succès auprès des enfants est phénoménal à l'échelle planétaire.
Il ne faut pas longtemps pour que les publicitaires, toujours à l'affût de ce qui fait le buzz, flairent le bon coup en demandant à l'auteur-illustrateur l'une ou l'autre image susceptible de valoriser le produit qu'ils souhaitent promouvoir. Mal leur en prend. Ils méconnaissent le bonhomme : Tomi Ungerer ne fait pas la moindre concession, il refuse d'édulcorer même partiellement sa production, et tant pis si la firme demanderesse est une multinationale prête à offrir un pont d'or. Car le bouillant artiste n'admettra jamais la tiédeur des images publicitaires issues d'un compromis entre la promesse qui embabouine et le consensus qui rassure. Il s'y refuse, et ses cartons restent remplis de centaines de projets avortés… qui seront recyclés ou édités dans des ouvrages à succès, par exemple. Mais peu importe, tant Tomi Ungerer possède la faculté de gicler des images comme l'eau jaillit d'un robinet grand ouvert, sans trop de recherches ni retouches. Son œuvre compte entre 30.000 et 40.000 dessins réalisés en près de 40 ans.
Les milieux artistiques new-yorkais sont fascinés devant tant d'impudence alliée à la réussite. Tomi Ungerer, le baroudeur sans manières au passé vaguement beatnik, devient une bête curieuse que l'on se doit d'inviter aux soirées mondaines. L'occasion est trop belle pour l'artiste de se régaler des travers hypocrites de cette société trop bien-pensante. Il en résulte plusieurs milliers de dessins comme autant de gifles, de coups de griffes. Mordre où ça fait mal devient le jeu favori du dessinateur-provocateur. Il fustige l'écart entre les apparences et les actes, l'hiatus béant entre les convenances policées et la monstruosité qu'elles dissimulent. La décrépitude n’est pas seulement physique mais, on le devine, morale. Il faut arracher la peau sociale qui masque la pulsion de la chair vivante. Sur le fond, Tomi Ungerer reste dans la ligne de ses livres pour enfants, seul l'objet du récit et le degré de brutalité changent.
Le rapport au corps nourrit l'œuvre de Tomi Ungerer. Il faut se souvenir que Barbie a été inventée en 1959, deux années après son arrivée aux États-Unis, et que ce fantasme virtuel en plastique incarne le rêve de l'Amérique à l'époque. « Une anatomie sans orifice, parce que le puritanisme américain nous gratifie de sa vision du monde où tout ce qui est orifice est péché… Nous vivons presque comme les Américains. Le corps humain est devenu un corps sans orifice. C’est-à-dire qu’on a des fesses mais qu’on a plus de trou de cul », dit crûment Tomi Ungerer. Aussi, l'artiste imagine une impressionnante série de dessins dédiés aux trous du corps, à la fois entrées, sorties, jusqu'à l'écœurement, y compris des repaires pour les rats. Rarement dessiner avec ses tripes et dessin viscéral ont été expressions aussi bien choisies.
Dans la foulée, quelques voies autres s'offrent à l'exploration. L'auteur les développe dans différentes publications qui font date, dont The Party en 1966, Fornicon en 1969, Recueil de Posters en 1971, Fatras en 1991. Soit le dessin raconte le corps individué, les plaisirs érotiques solitaires, avec ou sans prothèse. Soit les images dérivent rapidement en rêveries sadomasochistes. Soit l'artiste mobilise ces pulsions au profit de préoccupations sociales nettement plus larges mais pas nécessairement plus sages.
Voilà pourquoi, à partir des années 1960, des milliers de chambres de jeunes ont été tapissées de posters réalisés par Tomi Ungerer. La guerre du Viêt Nam et la ségrégation raciale en sont les sujets favoris, et restent dans toutes les mémoires comme autant d'images-repères. Certaines pourraient figurer parmi les meilleures jamais produites dans ce créneau. Auraient-elles été possibles sans The Party et Fornicon? On peut en douter. A côté, et plus tard, on y trouve d'autres champs d'application, des parcs nationaux aux affiches de promotion culturelle, en passant par la Fête de la Musique. Chacune est une surprise, une force, tant l'artiste fait de l'inattendu la source de son inspiration. Au point de reprendre les mots d'Oscar Wilde Expect the unexpected, en lui donnant une notoriété mondiale.
L'idée de mutation est une des clés de la création graphique chez Tomi Ungerer, bien avant que la génétique en fasse un des fonctionnements essentiels de toute vie. Le développement continu, linéaire, qui sécurise, semble démenti par les faits jusque dans l'histoire des relations entre les groupes humains. Il n'est donc pas étonnant que l'artiste ait créé autant d'images qui toutes jouent sur le saut inattendu d'un signe. En raison du contexte, un élément quel qu'il soit ne signifie plus rien en lui-même. Il en oublie jusqu'à son nom, et sa fonction habituelle. Il devient un potentiel, et peut se lire de plusieurs manières. Il suffit d'un rien pour que le mal devienne le bien… et inversement.
Ce constat motive l'artiste depuis le début. L'imagination, à la fois vagabonde et concentrée que maîtrisent si bien les enfants, est la condition indispensable d'un tel processus. Par exemple, une boîte en carton devient, et sans la moindre transition, un avion, un sous-marin, un tank, une maison, une capsule spatiale où n'importe quoi d'autre. Voilà pourquoi Tomi Ungerer a créé des milliers de joujoux plus ou moins sophistiqués, fabriqués à partir de rien, de rebuts et de bouts de ficelle, littéralement. Comme les enfants qui jouent.
Cruel comme les enfants qui jouent. Car le petit Thomas (d'où vient le diminutif Tomi) est né en Alsace peu avant la Seconde Guerre mondiale, sur la ligne de front. Les premières années de la vie du gamin ont été nourries de violence venant de toutes parts : « Vint la guerre et en une nuit nous devînmes allemands. Une nouvelle école, de nouveaux enseignants. Cela me laissa une grande impression et me donna ma première leçon de relativité et de cynisme. » Dénazifié de force, le gamin assiste ensuite aux multiples autodafés revanchards des autorités françaises. Et encore : « Les soldats français qui habitaient chez nous m’ont enseigné mes premières cuites. Les Allemands, eux, voulaient pendre en grappes des Juifs aux marronniers du jardin. Quant aux libérateurs américains, ils nous ont volé notre dernier pot de confiture… J’étais en colère. Pour moi, la colère est une source d’énergie positive. Je passe ma vie à caresser ma colère qui pour moi n’est pas un péché capital mais capiteux. »
Tomi Ungerer, L'enfant terrible
Fondation Folon
6/A drève de la Ramée
1310 La Hulpe
Jusqu’au 26 juin
Du mardi au vendredi de 9h à 17.
Samedi et dimanche, de 10h à 18h
fondationfolon.be
Journaliste
Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.
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