Un pays de collectionneurs

Muriel de Crayencour
24 janvier 2015

Le collectionneur privé, ce paradigme en constante évolution, est le sujet d’une exposition présentée à la Brafa avec une sélection présentée par la Fondation Roi Baudouin dans son espace. A cette occasion, une passionnante table ronde fut organisée avec Michel Wittock, collectionneur privé et créateur de la Bibliotheca Wittockiana, Bart De Baere, directeur du M HKA, Tanguy Eeckhout du Musée Dhondt-Dhaenens, et Dominique Allard et Anne De Breuck de la Fondation Roi Baudouin.

De tout temps, le collectionneur privé a été un acteur important de la transmission du patrimoine. C’est particulièrement vrai depuis le XIXe siècle. Les instances publiques ont pris le relais. Mais aujourd’hui, en raison des contraintes budgétaires, on assiste à une revalorisation du rôle des collectionneurs. On observe donc deux types de collections : l’une publique, avec un objectif scientifique, l’autre privée, traduisant la passion et la personnalité du collectionneur.

Dominique Allard ouvre la conversation en expliquant comment la Fondation Roi Baudouin connaît les collectionneurs et travaille avec eux. Elle est à leur écoute quand ils viennent avec la question : que puis-je faire pour pérenniser ma collection ?

« Il y a deux manières de faire, soit disperser sa collection en vente publique, en un feu d’artifice qui rend cette collection très médiatisée. Une belle mort. Soit en la préservant et en la projetant dans l’avenir. Cette manière de faire contribue à moins de sauvagerie et offre aux générations futures plus de références culturelles », explique Dominique Allard. « Le plus bel exemple de cet interface que nous réalisons entre les collectionneurs et les musées est le Fonds Michel Wittock. »

Michel Wittock : « Le collectionneur ne sait pas qu’il collectionne. J’ai fait tout ce parcours avec l’idée qu’il n’y avait pas de fin au processus. Je ne suis pas très fier de ce statut de collectionneur. J’ai beaucoup trop de passion à collectionner et j’ai sans doute été un mauvais mari et un moins bon père à cause de cette passion. L’Aura mediocritus d’Horace, le juste milieu, est bien difficile à atteindre. J’ai tout fait avec excès : mes collections et mes enfants (M. Wittock a cinq enfants, ndlr). Collectionner est une maladie incurable dont j’ai honte !

Je désirais pérenniser cette collection. Le fonds Wittock, créé en 2011, fut la seule solution. Ne voulant pas spolier mes cinq enfants, je les ai réunis pour leur demander leur avis avant de prendre cette décision. C’est 80 % de la collection qui est partie dans le fonds. Je faisais déjà plusieurs ventes publiques à Paris et à Londres d’une partie de mes livres anciens, car mes goûts avaient changé. Les livres de la Renaissance ne m’intéressent plus. Ce qui prouve que le collectionneur suit son instinct. »

Bart De Baere est directeur du M HKA d’Anvers depuis 2002. Il considère que le collectionneur privé est un acteur important dans la transmission de notre patrimoine. « Dans le futur, nous devons aller vers le plus spécifique et particulier. La standardisation, ça ne marche pas et ça transformerait le pays en un musée. Chaque ensemble doit être traité de manière particulière. Panamarenko nous a donné sa maison. C’est un engagement profond du M HKA de rester cohérent avec cette maison. Depuis sept ans, nous avons répertorié, tiré, jeté ou reconstruit certains éléments. Nous conservons au musée les archives et la documentation sur la maison de Panamarenko mais la maison doit rester entière. L’art doit se passer dans la société.

Le mieux serait que chaque collection reste dans des mains privées et que les institutions apportent une aide logistique pour répertorier, référencer, restaurer éventuellement, organiser des prêts. Cette manière de faire permet de constituer un réseau, un tissu dense de culture et d’objets culturels dans la société. Vous savez, collectionner, c’est aussi basique que le sexe ! Ca a à voir avec l’ego. Ce sont d’ailleurs tous les citoyens, la société toute entière qui font les collections, pas les institutions. »

Dominique Allard raconte l'histoire d'une autre collection. Un monsieur, qui n’avait jamais eu les moyens de collectionner, a proposé à la fin de sa vie à la Fondation Roi Baudouin de vendre l’ensemble du contenu de son habitation. Ce qui fut fait. Avec le montant de cette vente, la fondation a acheté une théière fin XVIIIe, qui fut mise en dépôt au Musée Royal de Mariemont. Cette unique pièce constitue la collection du monsieur et la donation porte son nom. « Voyez-vous », poursuit Dominique Allard, « on ne peut pas généraliser les collections et les collectionneurs. C’est toujours particulier. Et la notion même de collection évolue. »

Qu’en est-il des collections d’art contemporain ?

« Les collectionneurs d’art contemporain jouent un rôle essentiel car ils font le tri avant que les œuvres n'entrent dans un musée », affirme Bart De Baere. « L’Etat et les institutions ne peuvent pas avoir la mainmise sur la culture. Ce sont des histoires particulières comme celle de Michel Wittock qui peuvent générer et inventer des manières de faire. Les plus beaux Manet que nous avons en Belgique sont issus de la collection van Cutsem et ont été donnés au Musée de Tournai. »

Le collectionneur est-il, du fait même qu’il collectionne, un expert ?

« Oui, bien sûr », confirme Dominique Allard. « De plus, la genèse de sa collection, son histoire personnelle sont autant d’éléments importants qui doivent être recueillis car ils donneront des indications importantes aux générations futures. La passion du collectionneur, elle n’existe pas dans les musées. » Tanguy Eeckhout est critique d’art, conservateur et collaborateur artistique et scientifique au Musée Dhondt-Dhaenens de Deurle. Sa thèse de doctorat traite du collectionneur privé belge au XXe siècle. Il explique : « Contrairement aux pays voisins où ce sont surtout les pouvoirs publics qui achètent de l’art contemporain, en Belgique, ce sont les collectionneurs privés qui investissent dans cet art. La réputation des Belges en tant que pays de collectionneurs s’étend bien au-delà de nos frontières. Une collection, c’est un monde mental. Un ensemble organique, vivant, non scindable. Le collectionneur est à opposer à l’investisseur. Le vrai collectionneur n’est jamais pédant dans ses objectifs. Il n’a pas de buts financiers. » Anne De Breuck conclut : « C'est la passion qui fait qu'une collection se crée. C'est essentiel. Il n'y a pas de passion dans les collections institutionnelles. Cette passion, l'histoire et la genèse de chaque collection sont essentielles à sa compréhension.»

Le visiteur a l’occasion de découvrir des tableaux anciens et modernes, de l’orfèvrerie, de l’art premier, des pièces d’art décoratif… La Fondation a retenu des pièces issues de collections dont le propriétaire réfléchit à leur pérennisation, totale ou partielle, dans des musées ou sous d’autres formes. Une passionnante mise en abîme.

 

Le collectionneur privé
Passion et transmission
Fondation Roi Baudouin
Brafa
Jusqu'au 1er février
www.brafa.be

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Muriel de Crayencour

Fondatrice

Voir et regarder l’art. Puis transformer en mots cette expérience première, qui est comme une respiration. « L’écriture permet de transmuter ce que l’œil a vu. Ce processus me fascine. » Philosophe et sculptrice de formation, elle a été journaliste entre autres pour L’Echo, Marianne Belgique et M Belgique. Elle revendique de pouvoir écrire dans un style à la fois accessible et subjectif. La critique est permise ! Elle écrit sur l’art, la politique culturelle, l’évolution des musées et sur la manière de montrer l’art. Elle est aussi artiste. Elle a fondé le magazine Mu in the City en 2014.

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