Venise féminine et collaborative

Muriel de Crayencour
20 mai 2017

La 57e Biennale de Venise s’est ouverte le samedi 13 mai. Plus que centenaire, elle a vu sa fréquentation exploser ces dernières années : de 2001 à 2015, le nombre de visiteurs est passé de 243 500 à plus de 500 000, et celui des journalistes ­accrédités d’un peu moins de 5 000 à plus de 7 000. Pas moins de 86 nations y sont représentées, dans des pavillons à la programmation choisie par les pays intéressés, et une ­exposition internationale dont le commissariat a été confié, pour cette édition, à la Française Christine Macel, conservatrice au Centre Pompidou.

Cette année, aux Giardini, peu de pavillons exceptionnels. Le pavillon allemand, salué internationalement, a gagné le Lion d’or avec une installation et une performance d'Anne Imhof.

 

Un goût de fin du monde


Plusieurs pavillons expriment la déliquescence du monde. Ainsi, les Etats-Unis offrent une tribune à Mark Bradford, qui n’a pas voulu servir Trump et a décidé de présenter un pavillon partiellement détruit. Devant l’entrée, le gravier est intentionnellement couvert de détritus. La rotonde centrale est rehaussée sur le dôme d’un tourbillon de matière sombre, tandis que les murs semblent pelés. Trois toiles grand format présentent ensuite sa peinture puissante, vive, lyrique.

Au sujet de la fin d’un monde, Israël montre un immense nuage recouvert d’une fine couche de pourriture, la même qui garnit les murs du bâtiment, par Gal Weinstein. L’Italie expose trois artistes dont une immense installation de Roberto Cuoghi, Imitazione di Cristo, d’une morbidité affolante. S’y déploient des christs en croix façonnés en farine et qui sont chacun à un degré plus ou moins avancé de pourriture …

Phyllida Barlow, pour la Grande-Bretagne, transforme le pavillon national en une ruine dont quelques segments - murs, poutres - saillent comme dans une vue post-Apocalypse. La Russie présente, en trois parties, Theatrum Orbis, une narration faite de sculptures, installation et vidéos sur notre monde violent, en guerre. Beaucoup de propositions sombres, déprimantes, comme si se rouler dans le désespoir était une posture à la mode ! Franchement, passé le bonheur de la découverte, à consommer avec modération.

 

 

Pratiquons l'utopie


Tournons-nous plutôt vers d’autres nations, souvent actrices plus jeunes dans le monde de l’art contemporain, qui offrent des visions un peu plus positives de notre civilisation. Mais si, c’est possible. Mention pour le pavillon égyptien. Un mur de terre crue vous fait entrer dans une longue salle couverte de terre. On s’y assoit pour découvrir le film The Moutain sur 5 écrans, un conte initiative d’une grande beauté sur la situation des femmes dans l’Egypte ancestrale, par Moataz Nasr.

Au rayon espérance, la proposition de l’Afrique du Sud, en trois chapitres, parle de la situation des réfugiés, avec, dans la première salle, une vidéo saisissante de beauté, de Mohau Modisakeng, montrant les migrants pris dans l’enfer de la traversée de la mer. Dans la deuxième salle, une vidéo de Candice Breitz avec Alec Baldwin et Julianne Moore récitant l’histoire de deux migrants. Malgré le tragique du thème, beaucoup d’espoir ici aussi d’un monde nouveau.

La Hongrie présente une installation de Gyula Varnai intitulée Peace on Earth, sur les nécessaires et vitales utopies d’un monde meilleur. La Tunisie fait son baptême vénitien à l’initiative de Lina Lazaar. La jeune mécène a choisi comme thème la migration. Pour l’illustrer, elle a installé au sein de la Biennale deux kiosques où des douaniers fournissent un document de voyage universel et gratuit, qui ressemble à s’y méprendre à un visa. Chemisette blanche et fez bleu vissé sur la tête, cinq jeunes Tunisiens âgés de 18 à 23 ans ont endossé le rôle de douaniers. Plusieurs semaines avant le vernissage, ils avaient répété leur partition pour surmonter leur trac et parfaire un anglais approximatif. « Au fil des jours, ces gosses se sont transformés, raconte Lina Lazaar. Ils sont là à 8 heures du matin, ils refusent parfois la pause déjeuner. Ils prennent la chose très au sérieux car ils veulent représenter correctement leur pays. »

 

 

Mais encore


D’autres propositions plus classiques dans la forme, comme celle de Dirk Braeckman pour la Belgique. Ses grandes photos méditatives passent mieux quand on les voit après la cohue des jours de presse. Ou l’amusante installation Swan Song Now de Jana Zelibskà pour la Tchéquie.

Que dire du sublime documentaire sur le fils caché de Giacometti, au pavillon suisse, un homme âgé aujourd'hui de 81 ans, qui découvre dans un livre sur l'artiste suisse jamais montré dans ce pavillon durant sa vie - il a exposé deux fois dans le pavillon français - que celui-ci fut l'amant de sa mère Flora et est sans aucun doute son père. Une méditation sur l’absence, la postérité et les blancs de l’histoire officielle… Bouleversant.

Au Japon, Turned Upside Down, It’s a Forest, de Takahiro Iwasaki, se déguste par le bas ou par le haut du pavillon. Une salle du pavillon coréen présente Proper Time, avec des dizaines d’horloges murales qui tournent chacune à une vitesse différente, le temps étant perceptible différemment par chacun. Taïwan se trouve en ville. On y voit Tehching Hsieh, qui réalisa de surprenantes performances d’une durée d’une année en 1970-80. Une petite expo rétrospective.

Une rétrospective et un coup de cœur dans le pavillon roumain, pour l’artiste Geta Bratescu, née en 1926, dont l’œuvre protéiforme couvre plus de 50 années d’histoire de l’art. Une artiste de la trempe de Louise Bourgeois, qui sera exposée au MSK de Gand en septembre de cette année.

 

 

Viva Arte Viva


L’exposition internationale Viva Arte Viva est construite en neuf pavillons ou chapitres et démarre avec celui des livres pour se terminer avec celui du temps et de l’infini. S’y déploient 160 artistes dont 100 n’ont jamais été montrés à Venise. Thèmes récurrents : le féminin et le collectif. Beaucoup d’artistes travaillent en collaboration avec des citoyens, installent des rituels collectifs d’exorcisme et se transforment en chamans créateurs de nouvelles solutions. Beaucoup d’artistes femmes et d’œuvres textiles d’une fine subtilité. Ce qui, paraît-il, a fait dire à un grand galeriste international : "Où sont les chefs-d’œuvres ? Il n’y a ici que des petits bricolages de femmes". A notre avis, ces artistes telles Sheila Hicks, Judith Scott, Huguette Caland, Michelle Stuart, Maria Lai… sont les créatrices du futur, tant elles invitent à d’autres rites, différents, plus en phase avec notre époque de transformation.

Dans la ville, ne manquez pas Jan Fabre, malgré un vocabulaire de formes redondant, à deux pas de San SalutePhilip Guston, peintre américain qui revint de l’abstraction vers la figuration à l’Accademia au bout du Ponte di Rialto. Jean Boghossian occupe le pavillon arménien avec ses toiles pliées puis brûlées ou teintées aux pigments, dans un style proche des Abstraits des années 1960-70.

Sur l’île de San Giorgio, à la Fondation Cini, première exposition entièrement dédiée à la production verrière d’Ettore Sottsass ainsi que, dans l'abbatiale San Giorgio Maggiore, Pistoletto avec des œuvres anciennes, aussi sur le mode rétrospectif.

Au Palazzo Fortuny, Axel Vervoordt nous sert encore une fois la même recette : salles dans la pénombre et subtiles mises en dialogue d’œuvres de toutes provenances. Un goût de réchauffé quand même.

Plonger dans l’art contemporain à Venise est toujours un régal. Découvrir, savourer, être surpris, touché aussi. Circuler au milieu de la faune arty des premiers jours, en ayant pris soin d’adapter sa tenue à celles des artistes, collectionneurs, commissaires et autres grands amateurs, itou. Pourquoi se priver ?

 

 

Biennale de Venise
Jusqu'au 23 novembre
http://www.labiennale.org/

 

Muriel de Crayencour

Fondatrice

Voir et regarder l’art. Puis transformer en mots cette expérience première, qui est comme une respiration. « L’écriture permet de transmuter ce que l’œil a vu. Ce processus me fascine. » Philosophe et sculptrice de formation, elle a été journaliste entre autres pour L’Echo, Marianne Belgique et M Belgique. Elle revendique de pouvoir écrire dans un style à la fois accessible et subjectif. La critique est permise ! Elle écrit sur l’art, la politique culturelle, l’évolution des musées et sur la manière de montrer l’art. Elle est aussi artiste. Elle a fondé le magazine Mu in the City en 2014.