A Venise, se baigner dans l’art contemporain est un plaisir sophistiqué et intense. Des œuvres, des artistes et ces vieux palazzi qui s’enfoncent dans la lagune... un moment hors du temps, à la fois divin et indigeste mais tout à fait incontournable. Plongeons dans ce déferlement qui est à voir jusqu’en novembre. Le commissaire de la 120e Biennale, Okwui Enwezor, a choisi comme thème All the world’s future
. Les questionnements politiques écologiques et historiques sont de grandes tendances dans le travail des artistes actuels. Leurs inquiétudes pour le futur aussi.
Retour sur l'ouverture de la Biennale par trois journalistes
Les coups de cœur d'Aurore t'Kint
L’île de San Giorgio, en face de la Piazza San Marco,
est le théâtre de plusieurs expositions qui valent un détour joyeux et dépaysant. Après avoir accueilli Anish Kapoor, la communauté bénédictine ouvre son espace à Jaume Plensa. Les œuvres d’une poésie méditative du sculpteur catalan habitent la basilique San Giorgio Maggiore, dessinée par Palladio de façon telle qu’on se demande si le lieu saint n’a pas été bâti pour les recevoir. Dès l’entrée, un immense visage en résille d’inox imprime ses contours flous sur notre rétine. La sensation est celle d’une apparition fantomatique, particulière et universelle. Devant la nef s’élève le doigt de Dieu, le signe de la bénédiction, symbole magnifique réalisé à partir de plusieurs alphabets afin d’unifier les quêtes spirituelles d’où qu’elles viennent. L’ancien dortoir des moines abrite cinq têtes de jeune filles dessinées en albâtre en une procession à la fois sereine et envoûtante, vulnérable et puissante, une ode à l’humanité.
Toujours sur l’île San Giorgio, la Fondation Giorgio Cini présente dix photos de l’artiste Matthias Shaller extraites de sa série consacrée aux palettes de peintres, hommage à la créativité intime des peintres qui ont marqué les deux siècles derniers. Observer sur leur palette les coups de pinceau propres à chacun de ces grands noms qui ont imprégné notre culture artistique est terriblement touchant. Chaque palette ronde, rectangle, allongée est l’âme du peintre, le berceau du génie.
Le pavillon du Zimbabwe à l’Institut Santa Maria della Pietà met à l’honneur trois artistes autour du thème
Pixels of Ubuntu/Unhu – Exploring the social and cultural identities of the 21st century. Les photos expriment le contraste entre la tradition et les modes de communication actuels.
Le Musée d’art contemporain de Taipei (MOCA Taipei) organise une exposition de l’artiste
Yahon Chang. Il a investi une grande pièce qu’il tapisse du sol au plafond de calligraphies, tags, peintures, vitraux, nous incitant à nous interroger sur la diversité et la complexité des êtres vivants. Son travail représente le dialogue entre les cultures et les religions à travers un tronc commun autour de la spiritualité. Il s’en dégage de la joie, de la sagesse et de l’espoir.
Il est difficile d’éluder le pavillon arménien qui a reçu le Lion d'Or ! Abrité de l’agitation de la Biennale dans le monastère mékhitariste de San Lazzaro, la délicatesse de son accrochage, la finesse de ses œuvres (dont celles de Sarkis) et la puissance du message pacifique – 100 ans après le génocide arménien – qui s’en dégagent sont un véritable coup de coeur.
A l’Arsenale, dans le pavillon singapourien,
Sea State de Charles Lim, ancien marin professionnel d’origine chinoise, des photographies extrêmement réalistes et construites entraînent le visiteur dans les méandres d'installations maritimes. Son projet rend visible ce que nous ne voyons pas.
My East is your West organisé par la Fondation Gujral expose pour la première fois à la Biennale des artistes issus de deux nations en conflit, l’Inde et le Pakistan. Le Palazzo Benzon est le théâtre d’un dialogue surprenant, utilisant la vidéo et la performance pour surprendre le spectateur avec des outils qui font partie de notre quotidien. Les artistes Shilpa Gupta (Mumbai) et Rashid Rana (Lahore) font tomber les frontières, créent des liens forts, directs, fascinants. Une expérience unique à vivre...
La sélection de Muriel de Crayencour
Le pavillon belge, avec l’exposition
Personne et les autres de Vincent Meessen, signe le besoin profond des artistes d’aujourd’hui de relire l’Histoire et de dévoiler ses aspects non officiels, cachés. C’est le cas aussi du très beau pavillon coréen dans lequel le duo Moon Kyungwon et Jeon Joonho croisent un futur imaginé avec l’histoire de nos civilisations humaines. D'autres pavillons s'emploient à revisiter l'Histoire. Pointons
Archeology of the Present, de Tsibi Geva, dans le pavillon israélien. Et le pavillon russe, occupé par Irina Nakhova, décrit comme une machine à voyager dans le temps : la ligne du temps entre le passé, le présent et le futur traverse tout le premier étage. Chez les Tchèques, l’Histoire nous saute au visage à travers son reflet dans un immense miroir. Le sol du pavillon serbe a été maculé des couleurs de nombreux drapeaux nationaux par Ivan Grubanov.
L’écologie est le thème central du pavillon américain : on s’y promène entre plusieurs installations de Joan Jona. «
Mon travail touche à la question du monde en train de changer si rapidement et radicalement, mais je voulais développer cette idée poétiquement à travers le son, la lumière, les images », explique l'artiste
. C’est en effet une traversée poétique et enchantée qu’il nous offre, sur fond de grande tristesse. Ecologie encore, avec la proposition pleine de poésie de Céleste Boursier-Mougenot, au pavillon français, et l’installation vidéo grave et triste de Visa Suonpää et Patrik Söderlund pour la Finlande.
Dans le cube noir du pavillon australien, l’artiste Fiona Hall a installé un immense cabinet de curiosités : une mutlitude d’objets disparates, horloges, masques, billets de banque ont été retravaillés et témoignent de l’urgence écologique et économique. Les Canadiens font entrer les visiteurs par une petite échoppe typique dans laquelle tous les produits portent des logos inventés et flous. C'est le drame économique et financier de notre société qui est évoqué ici.
Peut-être peut-on voir la magnifique installation de fils rouges et clés rouillées au-dessus de deux barques de Chiharu Shiota dans le pavillon japonais comme une... clé de compréhension. Le visiteur y est englouti dans une pénombre rouge créée par l’enchevêtrement des fils de laine. Les deux barques mèneraient alors peut-être tous les migrants que nous sommes vers un avenir dont nous seuls avons la clé...
L’exposition centrale au Giardini,
All the world’s future, montée par le commissaire général de la Biennale Okwui Enwezor, peut-être un peu moins forte et structurée que celle de 2013, présente quelques belles découvertes, comme l’immense installation de Barthelemy Togo, le travail de Taryn Simon (sur les archives, toujours), les boîtes à trésors de Ricardo Bey, la grande installation du Chinois Qiu Zhijie, une très belle série de dessins de Nidhal Chameki, les vidéos ahurissantes et si drôles de l’Américaine Mikka Rottenberg ou encore les sculptures en textile de la brésilienne Sônia Gomes.
Dans les expositions qui foisonnent des deux côtés du Grand Canal, ne manquez pas Martial Raysse au Palazzo Grassi, la Punta della Dogana avec de nombreuses œuvres de Danh Vo,
Proportio, fruit de la collaboration entre la Vervoordt Foundation et la Fondazione Musei Civici de Venise au Palazzo Fortuny, et la maison de thé en verre de Mondrian installée en 2014 durant la Biennale d’architecture par le Japonais Hiroshi Sugimoto. Sur la même île de San Giorgio, Jaume Plensa dans la basilique est immanquable mais aussi
Crowd and Individual, une sculpture/installation de Magdalena Abakanowicz, poignante. A côté de San Salute, dans un petit cloître, une joyeuse et ludique installation aux multiples facettes et couleurs, composée de cent sculptures en bois réalisées par l’artiste brésilien Véio.
A la Giudecca, le collectionneur belge Walter Vanhaerents s’est offert une exposition bien pensée avec des pièces très fortes de sa collection, qu’il a acheminées de manière indépendante jusqu’à la Sérénissime. Encore un collectionneur belge qui fait parler de lui ! Nous y reviendrons.
Les choix d'Elisabeth Martin
Mon premier émerveillement est venu de Chiharu Siota. Le pavillon japonais joue sur l’englobement du spectateur dans une pièce où 400 km de fil rouge et 180 000 clés rouillées noient deux barques naufragées. Les clés sont des objets familiers qui protègent nos êtres chers et nos espaces. Poésie dédiée à l’absence et aux traces du passé.
Le pavillon primé par le Lion d’Or est excentré dans un lieu de recueillement, le monastère mékhitariste de l’île de San Lazzaro. A la croisée du politique et de l’art,
Armenity trouve tout son sens en cette année symbolique commémorant un passé violent et douloureux. En donnant une voix à des artistes de la diaspora arménienne et à travers eux, à tout un peuple, il rassemble des hommes que l’histoire a dispersés dans le monde. Tout cela avec simplicité et grande sobriété de moyens. Parmi les créateurs invités, Sarkis et son art délicat de la métaphore. Notons que cet artiste né en Turquie signe également le pavillon turc avec son installation
Respiro. Après la commémoration du 24 avril, l’art semble ouvrir le dialogue entre deux peuples… Il est temps de commencer une nouvelle histoire.
Le pavillon coréen est tourné vers l’avenir. Un androgyne inventé par le duo d’artistes Moon Kyungwon et Jeon Joonho, somme de leurs deux identités, puise dans le futur de Kubrick, la science-fiction des
seventies et l'histoire de la grande peinture. Sa vie de laboratoire est projetée sur des écrans LED à voir dans et hors du pavillon. L’installation de Pamela Rosenkranzen dans le pavillon suisse en isole l’espace intérieur à l’aide de matières synthétiques pour le remplir d’un liquide couleur chair. Il y est question de l’impact psychologique des matières. Une belle expérience, autant esthétique que sensorielle. A voir, quelle que soit la queue.
Poignantes, les œuvres du pavillon argentin saisissent à la gorge. Les sculptures peintes de Juan Carlos Distéfano sont le reliquaire des régimes dictatoriaux de son pays et de sa vision de la condition humaine. Un art qui revendique la puissance de la forme. Une résilience qui permet de dépasser les traumatismes historiques et d’habiter l’avenir. A découvrir.
Parmi les expositions collatérales,
Dansaekhma, qui désigne une forme artistique propre à l’art minimaliste sud-coréen. Abstraction, monochromes, texture et répétition donnent le ton d’un style bien particulier dans une exposition si paisible et si harmonieuse ! A côté de Lee Ufan, dont les méditations de pierre et de métal étaient exposées l’an dernier à Versailles, de grands noms : Park Seo-Bo, Ha Chong-Hyun, Kim Whanki, Chung Chang-Sup et Chung Sang-Hwa. Pas de message ici, si ce n’est un vrai frisson esthétique !
La Fondation Tagore réunit sous le titre
Frontiers reimagined des artistes de tous horizons qui explorent la notion de limites culturelles. Un échange et une mixité d’une grande richesse. Là encore, deux artistes coréens marquants : Kim Joon et ses tatouages et Chun Kwang Young. Ce dernier assemble des triangles aux dimensions diverses enveloppés dans le traditionnel papier hanji. Ces aggrégations méthodiques et délicates composent tableaux et sculptures. Une des figures les plus originales de la scène artistique coréenne.
Pour terminer, Martial Raysse, cher à François Pinault. L’accrochage au Palazzo Grassi donne toute sa dimension à 130 œuvres qui appartiennent à l’artiste... qui ne veut s’en séparer à aucun prix ! Joyeux carnaval, l’exposition mêle candeur, poésie et grotesque dans de magnifiques jeux d’aplats et une palette flashy. Que ce soit dans le détournement génial de tableaux classiques, dans des portraits de facture tout à fait personnelle ou bien dans la reproduction d’un quotidien banal, les œuvres invitent à des regards complices. Du haut de ses 79 ans, l’artiste jette un regard espiègle sur l’art. Quand on sait que la reconnaissance de son travail est tardive, on visite avec d’autant plus de plaisir cette exposition impeccable d’un bout à l’autre.
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