Wolfgang Tillmans, en compagnie de la curatrice Devrim Bayar

Jean-Luc Masse
11 février 2020

Le centre d’art Wiels présente une vaste exposition du photographe Wolfgang Tillmans. Visite privée sous le regard de la curatrice de cet événement remarquable.

La première grande rétrospective du photographe Wolfgang Tillmans à Bruxelles a été rendue possible grâce au travail conjoint du directeur du Wiels Dirk Snauwaert et de la curatrice Devrim Bayar. Cette dernière nous a guidés au fil d’une œuvre à la fois subtile, foisonnante et interpellante. Questions choisies, en introduction à cette exposition indispensable.

Quelles sont les origines du photographe Wolfgang Tillmans ?

L’artiste est né en Allemagne, plus précisément à Remscheid, en 1968. Il a étudié au Bournemouth and Poole College of Art, en Angleterre. Après avoir vécu à New York, il partage aujourd’hui sa vie entre Berlin et Londres. C’est dans les années 1980 qu’il s’est réellement tourné vers la photographie. Dans une démarche d’appropriation, il s’est mis à découper des images dans des revues, qu’il transformait grâce à une photocopieuse. Peu à peu, il a ressenti le besoin de créer sa propre imagerie, ce qui l’a amené à se tourner vers la photographie. Il est intéressant de noter que son père était lui-même photographe amateur. Peut-être faut-il y voir de la part de l’artiste une forme de réticence initiale vis-à-vis de ce moyen d’expression. Quoi qu’il en soit, sa carrière a vite démarré. Des magazines lifestyle tels I-D ou Spex ont commencé à publier ses photographies, miroir de la jeunesse de l’époque, en particulier le milieu gay dans lequel il évolue ou la scène musicale techno qui émergeait alors. Ses premières expositions datent de la fin des années 1980. En 2000, il a été le premier photographe et le premier artiste non britannique à recevoir le prestigieux Turner Prize à Londres.

Peut-on discerner des sources d’inspiration dans son travail ?

Ce qui l’inspire, c’est d’abord le monde qui l’entoure. Qu’il s’agisse de portraits, de natures mortes ou de paysages, ce sont des images qui reflètent, tout en nuances et sans ostentation ni facilité, son mode de vie, ses émotions, ses questionnements, ses douleurs ou ses révoltes. Cependant, si l’intime est présent, tout l’intérêt de sa démarche n’est pas d’exhiber sa biographie, son but est davantage de montrer ce qu’il y a d’universel dans le particulier. Ainsi, les portraits émouvants qu’il nous offre sont plutôt le témoignage d’une génération et d’une communauté qu’un simple miroir narcissique.

Au premier abord, la cohérence des œuvres exposées n’est peut-être pas évidente. Est-ce voulu, ce côté apparemment disparate ?

Je ne dirais pas que son travail présente un côté disparate. En revanche, on trouve dans sa démarche une forme d’hétérogénéité. Il a ainsi intitulé une précédente exposition et son catalogue If one thing matters, everything matters (Si une chose importe, tout importe). A mes yeux, cette formule est très belle et rend parfaitement compte de sa vision et des sensations que peut éprouver selon moi le spectateur qui s’immerge dans ses œuvres. Pour l’artiste, tout compte et est digne d’être rendu visible, observé. Notre attention doit se porter sur de petits gestes, des sujets estimés à tort négligeables, autant que sur des phénomènes sublimes. Par ailleurs, la diversité des sujets est pour lui essentielle, ce serait même selon lui injuste pour un artiste de se focaliser sur un seul genre photographique comme le portrait ou le paysage. On peut dire en résumé que Wolfgang Tillmans veut rendre compte du foisonnement de la vie.

Comment situer l’exposition du Wiels par rapport à l’œuvre de Wolfgang Tillmans ?

Nous avons ouvert deux étages complets à l’artiste. Il ne s’est dès lors pas limité à ses pratiques récentes, mettant à profit l’espace qui lui était offert. Au premier étage, nous avons un aperçu rétrospectif de son travail, ce qui permet au spectateur de découvrir son parcours depuis les débuts, tandis qu’à l’étage supérieur, l’expérimentation est davantage mise en avant, notamment avec l’arrivée du son et de la vidéo. Européen convaincu, le fait d’exposer à Bruxelles, par ailleurs devenue au fil du temps une scène artistique dynamique, lui parlait. Nous voulions aussi lui laisser un maximum de liberté. Il faut savoir que l’artiste se charge lui-même de la mise en place de ses œuvres. Chaque salle est donc en quelque sorte une installation signée de sa main. L’accrochage de ses œuvres fait partie de sa pratique. Notre parti pris lui permet d’expérimenter librement de nouvelles approches, ce qui est peut-être moins vrai dans certaines autres institutions. Notons enfin que l’exposition s’accompagne d’un volumineux catalogue qu’il a lui-même conçu et qui reflète donc sa vision personnelle en toute liberté.

Ses techniques ont-elles évolué au fil du temps ?

Oui, comme je l’ai dit, il s’est d’abord investi dans la réappropriation d’images. Mais, au fil du temps, son approche s’est enrichie : photo argentique, puis numérique, expérimentations en chambre noire, pliage de papiers photosensibles monochromes, vidéo et son, utilisation de différents outils de reproduction, à commencer par la photocopieuse mais aussi le scanner. De plus, sa vision personnelle de l’installation des œuvres est en soi une œuvre à part entière. La variété des supports est pour lui une empreinte personnelle : photos punaisées ou scotchées à même les cimaises, cadres plus classiques, formats gigantesques ou lilliputiens qui obligent le spectateur à s’approcher voire s’agenouiller devant l’œuvre. La texture et l’aspect matériel des œuvres sont aussi fondamentaux.

Pourquoi une exposition Wolfgang Tillmans ici et maintenant au Wiels ?

Il est clair que nous sommes en présence d’un artiste contemporain très important et reconnu. Plus généralement, nous nous trouvons en quelque sorte à une période charnière, avec la montée des nationalismes. Dans certaines régions du monde, les droits sociaux ou des minorités sont remis en cause. Toute la libération des mœurs et des idées qui a jailli à partir des années 1960 est désormais menacée. Le travail de Wolfgang Tillmans, qui allie une forme de militantisme et la poésie du regard, nous semble très actuel. A nos yeux, inviter Wolfgang Tillmans et lui laisser totale liberté, c’était donc une évidence.

Wolfgang Tillmans
Today is the first day
Wiels
354 avenue Van Volxem
1190 Bruxelles
Jusqu’au 25 mai
Du mardi au dimanche de 11h à 18h
www.wiels.org

 

Jean-Luc Masse

Journaliste

Journaliste passionné d’art sous ses diverses expressions, avec une prédilection pour la photographie. La pratiquant lui-même, en numérique et argentique, il est sensible à l’esthétique de cet art mais aussi à ses aspects techniques lorsqu’il visite une exposition. Il aime rappeler la citation d’Ansel Adams : « Tu ne prends pas une photographie, tu la crées. »

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