Il y a tout juste un an, Xavier Gorce, dessinateur au journal Le Monde depuis 2002, démissionnait de son poste. En cause, l'excuse publique du journal pour un dessin paru la veille. En mai, le dessinateur publiait, dans la Collection Tract chez Gallimard, un court opuscule de 37 pages, agrémenté de 14 dessins, où il présentait son point de vue.
Une jeune manchote de la série Les Indégivrables dit « Si j'ai été abusée par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? », ce qui, par son côté absurde, prête à sourire. En effet, outre la complexité relationnelle ubuesque, on ne peut par définition évoquer l'inceste en absence de parenté biologique. Malgré le manque de réaction des lecteurs, ou de plainte, Le Monde a cru bon signifier que « Le dessin peut être lu (…) en des termes déplacés (…) des lecteurs ont pu être choqués… », invoquant un pétochard et injustifiable principe de précaution. D'emblée, l'auteur reconnaît la responsabilité éditoriale de l'éditeur, qu'il ne remet nullement en cause. Mais il rappelle aussi quelques règles du métier, ce qui n'a pas empêché une regrettable politique du fait accompli, sans la moindre tentative de dialogue.
En une douzaine de courts chapitres, Xavier Gorce dresse un état des lieux du dessin de presse aujourd'hui, dans une situation inédite où la crise de la Covid qui s'éternise s'additionne à la prodigieuse accélération de l'information numérique. Ceci révèle des conflits nouveaux et dans le même temps exacerbe nombre de discordes latentes depuis longtemps déjà. Leur énoncé éclaire le ressenti hétéroclite qui agite et menace actuellement nos démocraties: Tristes excuses, Activisme et Wokisme, Le sommeil de la Raison, L'écran fait écran, Immersions, Le dessin d'humour, L'art de la distance, Le temps des censeurs, L'objectivité n'existe pas, Trois slogans, Et le dessin de presse, là-dedans?, Enivrez-vous.
Nous bénéficions d'un confort et d'un filet de sécurité jamais égalés dans l'histoire de l'humanité. Hélas, quand on a (presque) tout, tout est à perdre, avec pour horizon l'angoisse du chômage, la fin des retraites garanties, le réchauffement climatique qui nous privera d'eau et de nourriture, l'invasion de réfugiés (qui eux, n'ont rien à perdre) fuyant leurs contrées hostiles sous la coupe de dictatures, les pandémies. La Covid ne serait-elle qu'un avertissement mignon, en attendant les virus inconnus qui sommeillent dans le permafrost ? Si l'incertitude et la peur restent les seules choses encore prévisibles, par contre, ce qui est certain, absolument, est que demain sera moins bien qu'aujourd'hui (mais n'a-t-on pas toujours dit cela ?). Afin de ne pas sombrer dans le désespoir et pour donner un sens à leur vie quand même, des adeptes décident souvent de sacraliser leur cause, la situant au-dessus de tout ce qui est humain, ce que montrent les radicalismes quand ils imposent leurs dogmes, intouchables puisque dictés par Dieu.
Notre société de consommation a ceci de commun avec le monde de la drogue qu'un processus identique les anime : la satisfaction cède la place au manque, et pour éviter l'inassouvissement il faut augmenter les fréquences et les doses. Les nouvelles technologies, smartphones et réseaux sociaux jouent également sur la récompense immédiate, et déclenchent un même comportement de plaisir suivi de frustration. De la pléthore d'informations vraies ou fausses qui vont à hue et à dia émergent des particularismes revendicateurs et agressifs, et, dans ce barouf généralisé, la seule manière de se faire entendre est de crier fort, donc émettre l'opinion la plus radicale parce que l'immédiateté n'accepte pas la nuance. L'effet de groupe fait le reste, qui devient rapidement effet de meute. Les auteurs de fake news ou de causes douteuses ont vite saisi l'opportunité : il suffit de manipuler les canaux d'information pour que n'importe quelle infox se multiplie un tel nombre de fois qu'elle en devient virale, majoritaire, donc vraie. La vieille question se réactualise : « La Vérité est-elle la moyenne de ce que les gens pensent ? ». Aujourd'hui, à l'heure où même la rationalité scientifique devient suspecte, l'ultracrépidarianisme, l'opinion d'un imbécile, d'une brêle ou d'un tricheur équivaut à celle d'un prix Nobel !
Il est frappant que, dans le même temps, les plus percutants de nos slogans s'adressent à l'émotion (Indignez-vous !, Parce que je le vaux bien), qui elle aussi anesthésie le temps de la réflexion. Parallèlement, l'adoption massive des animaux de compagnie confirme ce déboussolement affectif. Viser l'émotion, plutôt que le discernement, voici le credo de tout communicateur médiatique contemporain. L'exacerbation du « je » émotif fait du droit à la différence un privilège dû à la différence. À l'inverse, la globalisation provoque des ensembles de plus en plus étendus, car la planète supportera bientôt 8 milliards d'individus réduits à l'indifférence des algorithmes. Ce double mouvement contradictoire déchire les humains en ce début du 21e siècle. Cette prolifération hors de contrôle fait-elle de l'humanité le cancer de la planète ?
Les meilleurs des dessinateurs de presse ont toujours agi comme des trublions. On les a souvent comparés aux fous du roi. Leur rôle est ardu, car on leur demande à la fois d'être conformes (à la ligne de l'employeur ainsi qu'aux lois en vigueur, quitte à s'autocensurer) et surprenants (pour émoustiller le chaland). On connaît les trois réponses à la question Peut-on rire de tout ? : « Oui, mais cela dépend avec qui », ou « Oui, à condition de décrier les situations, pas les personnes », ou encore « Oui, mais on n'est pas obligé. » À l'âge de la globalisation instantanée, ce qui devient la totalité des individus, des groupes, des clans, des factions, des communautés, et forcément il y en a toujours qui se sentent ciblés. Ils ne se privent pas de le faire savoir via la caisse de résonance des réseaux sociaux, faisant du mot discrimination l'un des plus usités de notre vocabulaire.
Raison et dérision, titre de cette publication, précise cette double approche, tant les chemins du dessin de presse passent par l'un pour trouver l'autre. Sa pratique est à la fois farfelue et grave, car l'humour, par la distanciation qu'il implique, aide à relativiser, donc mène à la rationalisation. Cette idée de distance est à l'opposé d'un monde contemporain qui ne jure que par la proximité émotive, car celle-ci empêche tout recul, donc toute réflexion, donc toute intelligence, le gaspillage lié à l'hyperconsommation faisant le reste. Voici peut-être pourquoi le trio Éducation-Culture-Information devrait nourrir tout apprentissage social, et pourquoi ces valeurs sont si férocement combattues par qui projette d'imposer l'exclusivité de ses vues. Ne pas adhérer à une cause, être modéré, ou non engagé, prendre distance fait toujours de vous le réactionnaire de quelqu'un.
Le dessin de presse, d'humour et d'humeur est aussi combattu parce qu'il provoque le sourire, cette chose diabolique qui indispose les intégristes de toute engeance. Ce n'est pas assez que l'on ne puisse pas rire de tout : on ne peut pas rire du tout. Parce que le rire est un remède contre le déplaisir, une manière de se détendre, une démonstration de bien-être. Le rire gomme ainsi les fondements intouchables de tout séidisme, pour qui la moindre divergence de pensée est une agression. Les dessinateurs de presse connaissent bien le problème, par les suggestions des lecteurs et des groupes de pression, qui aimeraient en faire des avocats, des justiciers, des prosélytes. Comme les dessinateurs y répugnent, ou pire, s'en moquent, ils deviennent des choses à abattre, littéralement parfois.
« Abandonner le dessin de presse qui gratte où ça dérange, c'est abandonner aux tristes passions le rire de raison. » On pourrait convenir avec Xavier Gorce que plus que jamais nous avons besoin de la distance et de la dérision inhérentes au dessin de presse, dans un monde où la réflexion devient une tare. Pour mémoire, la collection Tracts publiée par Gallimard marche dans les pas des grands Tracts de la NRF des années 1930, où de grands auteurs tels André Gide, Jules Romains, Thomas Mann, Jean Giono, et bien d'autres ont réalisé de courts essais par lesquels ils se sont engagés dans des débats de leur temps.
Raison et dérision | Xavier Gorce | Collection Tracts | 48 pages | 15 x 21 cm | 3,90 € | Gallimard | www.gallimard.fr
Journaliste
Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.
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