Le Guggenheim Bilbao accueille une vaste rétrospective consacrée à Yayoi Kusama, la très médiatisée artiste japonaise, dévoilant l'art derrière le personnage. Jusqu'au 8 octobre.
Pour Yayoi Kusama, les pois sont des corps célestes avec lesquels elle aspire à relier le ciel et la Terre, le macroscopique et le microscopique, afin de révéler le mystère de la vie elle-même. C'est l'individu au sein de la multitude. Présents dans toute l'œuvre de l'artiste japonaise, ces motifs ont été reproduits et multipliés obsessionnellement sur des peintures et sculptures, ou dans des installations, à tel point qu'ils sont devenus sa marque de fabrique, un gimmick, quitte à occulter toute la complexité et la richesse thématique et plastique de son œuvre.
La vaste rétrospective que propose le Guggenheim de Bilbao couvre, avec plus de 200 œuvres, une période qui s'étend de ses premiers dessins d'adolescente à ses œuvres les plus récentes. Elle a été conçue au terme de quatre années de recherches et de préparation par le M+ de Hong Kong. Aujourd'hui, Yayoi Kusama a 94 ans et, pour cette exposition, elle a tenu a réaliser une nouvelle série, en 2022, qui clôture le parcours, célébrant avec force couleurs l'énergie vitale. « Elle n'arrête jamais », confirme Doryun Chong, curateur en chef du M+ et cocurateur de l'exposition.
Yayoi Kusama est une artiste paradoxale, reconnue internationalement, dont l'image dépasse souvent le propos, et elle est une des femmes artistes vivantes la mieux cotée sur le marché des enchères. En 2017, elle a inauguré le musée qui lui est consacré dans le quartier de Shinjuku à Tokyo. Pourtant, depuis 1977, elle réside, à sa demande, à Seiwa, une institution psychiatrique ouverte de Tokyo, à deux blocs de son vaste studio. « Elle a toujours été très ouverte et transparente à propos de ses problèmes mentaux. Elle puise dans ses hallucinations des clés pour ses œuvres. Avec son art, elle affronte ses démons, transformant ses problèmes et ses anxiétés en forces. »
Ces dernières années, l'artiste avait multiplié les expositions installations qui ont attiré les foules venant y pêcher des selfies miroitants. Ici, c'est toute sa carrière qui est passé en revue, pas de manière chronologique, mais plutôt en suivant quelques thèmes récurrents qui traversent l'ensemble son œuvre.
Une série d'autoportraits de factures et de techniques très variées, réalisés entre 1950 et les années 2000 nous sert d'introduction. « Le vrai sujet de son art, c'est elle-même, pas dans un sens narcissique, mais plutôt parce que c'est son seul point de départ à des connexions avec le monde extérieur et avec les autres », précise Doryun Chong.
« Ma vie est un pois perdu parmi des milliers d’autres pois », a-t-elle un jour déclaré. Le lien entre le point (le pois) et le réseau a toujours été au centre de son œuvre. En arrivant aux Etats-Unis depuis le Japon, Yayoi Kusama a été fascinée par l'infini de la mer et la myriade de reflets au creux des vagues qu'elle voyait par le hublot de son avion. Dans ses premières expos à New York, elle montrait des toiles parfois de très grande taille, où se démultipliaient des points à peine décelables sur le fond. Méditatives et gestuelles, ces peintures créent un sentiment de vertige pareil à celui qui saisit l'individu au milieu la foule. Elle n'a jamais cessé d'y revenir, comme en 2011 avec les quatre panneaux de Transmigration qui font allusion au cycle de la vie et de la nature. Peint peu de temps après l'accident de Fukushima, ses couleurs rose et vert fluo font écho à l'invisibilité de la pollution et des radiations.
On peut considérer les accumulations comme une version sculpturale de ses réseaux infinis. Ces objets quotidiens, chaises, chaussures, mannequins couverts de formes entre la tubercule et le phallus étaient aussi pour elle une manière de répondre à sa peur du sexe. On peut aussi y voir comme un écho aux répétitions du pop art naissant à l'époque. Travaillant à New York à cette époque d'intenses bouillonnements artistiques, Yayoi Kusama a côtoyé des artistes de différents mouvements, du pop art au minimalisme, sans jamais y adhérer, mais en suivant sa propre voie.
Les années 1960, où bourgeonnait l'activisme de la contre-culture, du pacifisme et de l'amour libre, ont été pour Yayoi Kusama une période de performances débridées comme ses Anatomic Explosion, où des activistes se promenaient à Wall Street ou dans les jardins du MOMA, nus le corps recouvert de gros pois peints.
Elle avait dénommé cette action auto-oblitération, et elle y voyait une manifestation de l'abandon de l'ego pour permettre à l'individu de s'ouvrir aux autres et à son environnement. Cette philosophie de la dissolution du soi est aussi à la base d'un spectaculaire ensemble de sculptural ludique et coloré avec un groupe de mannequins, perruques et hauts talons, autour d'une table de pique-nique. Le tout couvert de petits pois de couleur comme surgis de l'infini pour perturber la normalité consommatrice des golden sixties.
Pour Yayoi Kusama, ce pois tout rond peut être synonyme de la Terre, comme du Soleil ou de la Lune. L'observation de la nature a toujours été au centre de son activité artistique, depuis ses premiers dessins de plantes dans la pépinière de ses parents jusqu'à ses célèbres citrouilles, réceptacles animistes de l'énergie de tous les êtres vivants
Tout au long de sa carrière, Kusama a multiplié les médiums. Ainsi, dans les années 1970 et 80, elle a pratiqué le collage en intégrant des images d'animaux et de nature qu'elle détourne par ses interventions graphiques. Le tout intégré dans un cadre comme une fenêtre entre l'art et la science, la nature et le cosmos.
Elle a aussi créé des boîtes comme des nids pour des petits œufs à pois qui peuvent faire penser aux boîtes de Joseph Cornell, de qui elle était très proche quand elle résidait à New York.
Dans son approche transformatrice de l'art, elle aime créer des dialogues inattendus entre les matières et les formes avec ses sculptures molles en tissu, dans lesquelles on verra des formes ou créatures biorganiques.
Dans l'extraordinaire Death of a nerve, où, avec ce nerf en tissu ressemblant à un immense ver solitaire qui la ronge de l'intérieur, elle affrontait la dépression et les tendances suicidaires. La dernière salle rassemble des peintures réalisées en 2021 et 2022, où elle célèbre la puissance régénératrice et transformatrice de l'art par des toiles qui rivalisent de couleurs, de formes minimales et de visages. On peut y voir de nombreuses similitudes avec les expressions de l'art brut ou même de l'art aborigène, convergences inconscientes qui soulignent que, bien que Yayoi Kusama ait atteint un statut d'icône globale, célébrée par le marché, elle reste, en puisant son inspiration au plus profond d'elle-même, une artiste profondément à part dans le monde de l'art.
Une rétrospective Yayoi Kusama n'aurait pas été complète sans une de ses fameuses Infinity rooms, ces installations déstabilisantes composées de miroirs, de ballons, de lumières et d'objets divers, que l'on peut découvrir au troisième étage, comme un petit bonus à cette copieuse rétrospective.
Yayoi Kusama
1945 to now
Guggenheim Bilbao
Abandoibarra Etorbidea, 2.
48009 Bilbao, Espagne
Jusqu'au 08 octobre
Du lundi au dimanche de 10h à 20h
www.guggenheim-bilbao.eus
Rédacteur en chef
Il n’imagine pas un monde sans art. Comment sinon refléter et traduire la beauté, la douceur, la sauvagerie et l’absurdité des mondes d’hier et d’aujourd’hui ? Écrire sur l’art est pour lui un plaisir autant qu’une nécessité. Journaliste indépendant, passionné et curieux de toutes les métamorphoses artistiques, il collabore également à Bruzz et COLLECT
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